Il y a quelques jours, Mikaël Cueff a contacté Antoine Boudinet, ce Bordelais de 26 ans dont la main a été arrachée par une grenade GLI-F4, le 8 décembre, alors qu'il défilait au côté des gilets jaunes. Juste histoire de pouvoir l'aider, de lui filer quelques astuces pour tenir. «D'un coup, ta vie change. T'es pas préparé. Les douleurs, l'administratif… Moi, ça fait cinq ans. J'ai du recul par rapport à ça», murmure-t-il. Lui aussi a perdu sa main lors d'une manifestation. Avec une grenade du même type. En furie contre l'écotaxe, Mikaël Cueff et ses camarades bonnets rouges tentaient de faire tomber le portique de Pont-de-Buis (Finistère). Il avait 33 ans. C'était le 26 octobre 2013.
On rencontre le Breton un jeudi de janvier arrosé par le crachin. Billes vertes plantées au milieu d’un visage anguleux, Mikaël Cueff veut bien raconter son histoire, mais pas question de rogner sur sa journée de chantier. Encore en tenue de travail, le chaudronnier-soudeur a prévenu : une heure et demie d’entretien, pas plus. Le temps d’un déjeuner sur la banquette en skaï d’une boulangerie de la zone industrielle de Morlaix. Là où il vient casser la croûte avec ses collègues de boulot, depuis qu’il en a retrouvé un.
L'homme qui fêtera ses 39 ans dans quelques jours a un peu l'habitude des médias. Alors il déroule, presque automatiquement, entre deux bouchées d'éclair au café : «Il était un peu plus de 16 heures. Je n'étais pas trop sur l'avant, parce que ça chauffait beaucoup. Le vent poussait les gaz lacrymogènes vers nous, ça pleuvait dans tous les sens. J'ai vu tomber la grenade, elle m'est passée par-dessus la tête.» L'engin a atterri, assure-t-il, non loin d'une famille présente : «Dans ma tête, ça n'a fait qu'un tour. Je l'ai ramassée pour les protéger.» Avec la force du blast, Mikaël Cueff dit n'avoir rien ressenti. Le blessé grave est hospitalisé plusieurs jours, amputé au niveau du poignet droit. «Nous, on lançait des choux, des tomates et des œufs. La GLI-F4, faut arrêter de déconner, ça fait trop de dégâts.» Mikaël Cueff a conservé des éclats dans l'oreille et l'épaule droites. Un matin en se rasant, un petit bout de grenade est sorti de sa joue.
«J’ai été au fond du trou»
Pour ce natif de Lampaul-Guimiliau (Finistère), commence alors une autre vie. Les débuts sont durs. Il y a l'épreuve du miroir, et cette silhouette avec «un bout en moins». Puis la douleur, «atroce». «J'engueulais tout le monde, je devenais à moitié fou», dit-il. Seule la morphine le soulage. Tramadol, Lyrica… Pendant un an et demi, il teste «toute la panoplie de médocs sur le marché». Mais l'estomac «part en vrac» avec le moral, et les doses sont toujours trop fortes ou trop faibles. «Manger des cachets toute la vie, ce n'est pas une solution», affirme celui qui ne prend plus rien malgré la gêne quotidienne. C'est le travail qui le sauve : «Plus je suis occupé, moins j'y pense.» Le soir, les neurones en veille devant la télé, la douleur revient, «comme des fourmis très fortes dans les jambes». Il se dit chanceux d'arriver à dormir, lui qui n'a pas fermé l'œil les six premiers mois. Car d'apparence si solide aujourd'hui, Mikaël Cueff souffle : «J'ai été au fond du trou. Au départ, les gens vous écrivent, vous soutiennent. J'avais des centaines de demandes d'amis sur Facebook. Quelques mois après, quand tout s'est tassé, que je ne trouvais toujours pas de boulot, je me suis senti un peu oublié. J'ai fait de la dépression. Je me disais : "A quoi je vais servir ?"»
A l'été 2014, l'ex-bonnet rouge a enfin pu s'équiper d'une prothèse myoélectrique, plus sophistiquée que celle remboursée par la Sécurité sociale - «trop lourde, peu fonctionnelle». Cinq ans plus tard, il n'en revient toujours pas que la cagnotte initiée par ses proches ait récolté 50 000 euros. «Je me sens un peu redevable», répète-t-il. Débute alors l'histoire d'un apprivoisement : «Du jour au lendemain, tu te retrouves avec une main que tu connais pas. Il faut apprendre à l'accepter, à la faire fonctionner.» Au départ, il s'entraîne six à sept heures par jour, notamment à casser des œufs : «Le premier, je l'ai complètement explosé. Après, j'ai appris à gérer la pression avec les palpeurs.» Ses doigts bioniques disposent de seize modes de fonctionnement qu'il faut gérer - pression, puissance, ouverture. Et d'énumérer ces gestes qui nous paraissent si simples : «Faire ses lacets de chaussures, fermer une veste, tourner une clé, attacher la laisse de son chien, prendre un couteau, ouvrir une lettre…»
«Je tire presque mieux qu’avant»
In fine, Mikaël Cueff utilise peu sa prothèse, et jamais au boulot - «zéro poussière, zéro humidité». Le jour où nous le rencontrons, il a d'ailleurs laissé sa main à la maison. Car l'homme s'est mué en as de la débrouille : l'hiver, il glisse des chaufferettes contre son moignon pour calmer la douleur attisée par le froid. Il tranche sa viande avec des couteaux ronds à pizza ; a fait équiper sa voiture d'une sorte de «joystick» pour tourner le volant : «On m'avait dit : "Vous ne conduirez plus jamais, monsieur." Je leur ai répondu : "Vous m'avez bien regardé ?"» Têtu, il insiste : «Sans voiture à la campagne, on ne fait rien.»
Le Breton est un coriace, de ceux qui ne lâchent rien. Il a d'ailleurs tenu à conserver son métier manuel : «Je ne peux pas imaginer de rester statique derrière un ordinateur.» Ce ne fut pas une mince affaire. Un, deux, trois refus… «J'avais beau balancer des CV, personne ne répondait», regrette-t-il. Jusqu'au jour où il ôte la mention «travailleur handicapé». Son patron actuel lui a «laissé sa chance», qu'il a brillamment saisie. Il y a un an, Mikaël Cueff a signé un CDI. Le chaudronnier-soudeur n'a pas non plus abandonné ses passions : la chasse et la plongée. «Je tire presque mieux qu'avant», s'amuse ce sportif qui a fini sixième aux championnats de France de ball-trap. Il y a un combat que ce costaud n'a cependant pas encore gagné : la bataille juridique. Elle n'en est qu'à ses balbutiements. Aidé de son avocate, il a porté plainte. «Nous n'en sommes encore qu'au stade de l'instruction... C'est très compliqué et très long pour les victimes», précise Me Mélanie Heurtel. En attendant, Mikaël Cueff s'accroche à une bonne nouvelle : dans quelques semaines, il sera père pour la deuxième fois.
Photo Thierry Pasquet