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Libération
Récit

Retour à la source pour Darmanin

Le ministre de l’Action et des Comptes publics mène à son terme une réforme qu’Emmanuel Macron a failli enterrer.
Le ministre de l'Action et des Comptes publics, à Chelles (Seine-et-Marne), le 4 janvier. (Photo Corentin Fohlen.)
publié le 25 janvier 2019 à 19h16

«Ecoutez, je pense qu'il y a des chances qu'on se revoie.» Avant de quitter son pupitre, jeudi 3 janvier, Gérald Darmanin taquine les journalistes venus pour sa première conférence de presse lançant le prélèvement à la source qui va concerner, ces prochains jours, plusieurs millions de salariés français : cette réforme ne signera pas la fin de son passage à Bercy… à moins que le décès jeudi du maire de Tourcoing, Didier Droart, que Darmanin considérait comme un «père», ne le pousse à reprendre le fauteuil qu'il a déjà occupé de 2014 à 2017. Le timing politique pourrait plaider pour cette option : le ministre de l'Action et des Comptes publics a déjà bouclé deux budgets et deux lois («droit à l'erreur» et «lutte contre la fraude fiscale»). Une mise en orbite du prélèvement à la source sans secousses pourrait lui permettre de quitter Bercy sur une bonne note.

Depuis des mois, le ministre a ainsi endossé très volontiers le costume de premier VRP d'un changement lancé par ses prédécesseurs socialistes et dont il n'a jamais été un promoteur avant de débarquer à Bercy : déplacements réguliers dans des centres d'appels et mise en scène, avec casque-micro sur la tête, pour répondre aux questions des contribuables, multiples conférences de presse, interviews, sans oublier une demi-douzaine de tweets quotidiens. «Il en est d'autant plus le responsable», rappelle le député Les Républicains Marc Le Fur, un de ses anciens collègues à droite, «que le président de la République avait publiquement émis des doutes»… avant d'accepter en septembre d'offrir cette victoire politique à Darmanin.

«Effets psychologiques»

Comme l'ensemble de son ex-famille politique, l'ancien maire de Tourcoing faisait pourtant partie des opposants à cette réforme lorsqu'elle était portée par François Hollande et Michel Sapin. Installé derrière son bureau empire avec vue sur la Seine, il a d'abord suivi les consignes de Matignon et l'Elysée. A peine nommé, il déclarait qu'il «serai[t] notamment le ministre de […] la suspension de l'impôt à la source». Puis, «Darmanin s'est laissé convaincre par son administration, croit savoir un connaisseur de la maison Bercy. Il y a vu l'intérêt de porter une réforme qui pouvait renforcer la jambe gauche du gouvernement.» Et conforter au passage son étiquette de «gaulliste social» dans une équipe accusée d'en faire trop pour les plus riches. «Ce genre de comportement, c'est ce dont les Français ne veulent plus», critique la socialiste Christine Pirès-Beaune, qui loue certes le «courage» du ministre, mais y voit surtout une bonne dose d'opportunisme.

Darmanin a pourtant pris de gros risques dans l'affaire. Fin août 2018 : Matignon et l'Elysée laissent filtrer dans la presse leurs doutes, sur les détails techniques de cette réforme mais aussi les potentiels «effets psychologiques» sur des Français en délicatesse - déjà - avec leur pouvoir d'achat. Le couple exécutif craint que les feuilles de paie rabotées ne viennent plomber davantage des courbes de popularité bien entamées à quelques mois des élections européennes. Macron et Philippe envisagent bien un nouveau report du prélèvement à la source, voire un retrait. Dans son interview de rentrée, le Premier ministre entretient le flou. Quelques jours plus tard, en visite à Helsinki, le président de la République réclame à Bercy des «réponses très précises». Darmanin va au bras de fer.

Au même moment, en déplacement à Pau dans un centre d'appel du Trésor public, il répond au chef de l'Etat : «Aujourd'hui, je suis certain que les choses fonctionneront très bien et j'aurai l'occasion de le dire au président de la République et au Premier ministre.» Le sous-texte : si le couple exécutif choisit de reculer, c'est pour des raisons politiques que Macron et Philippe devront assumer et non parce que son administration n'est pas prête. Dans la foulée, Darmanin publie sur son compte Twitter une photo de lui, oreille accrochée au téléphone, répondant personnellement aux contribuables.

«Les merdes sur les APL»

Moins d'une semaine plus tard, le prélèvement à la source, une réforme plébiscitée par les Français, est maintenu, moyennant quelques «améliorations» dont le versement aux ménages d'une part plus importante de crédits d'impôt dès le 15 janvier. A l'époque, il affirme à Libération qu'en cas d'arbitrage défavorable, il «n'aurai[t] pas démissionné» et se dit conscient qu'une partie de l'entourage du Président - notamment des marcheurs historiques issus du PS comme Christophe Castaner, Richard Ferrand ou Benjamin Griveaux - ont pu vouloir utiliser cet épisode pour l'affaiblir, lui l'ancien sarkozyste, jeune, à qui on prête alors l'ambition de briguer, comme l'ancien président UMP, l'Intérieur après avoir touché au Budget. «Plein de gens autour du Président lui ont dit que Darmanin n'était pas prêt, que l'administration leur mentait», rapporte-t-on à Bercy.

Après un mois de prélèvements (lire ci-contre), Darmanin peut souffler : tout semble fonctionner. «Il faut rester vigilant, mais il a réussi pour l'instant à porter une réforme majeure, qui fonctionne et change le quotidien des Français», fait valoir son entourage.

Une bonne occasion de quitter le gouvernement ? Puisqu'après le départ de Gérard Collomb de la Place Beauvau, Macron lui a préféré Christophe Castaner et que le quinquennat se complique, pourquoi ne pas en profiter pour retourner dans les Hauts-de-France retrouver son président de région, Xavier Bertrand, en réserve pour 2022, avec lequel il n'a jamais coupé le contact ? «On ne joue pas quand on est ministre», assurait l'un de ses proches il y a quelques jours.

Aujourd'hui, la ligne officielle à Bercy est : «Il est très affecté par le décès de [Droart]. Il faut respecter ce deuil.» Certains de ses camarades ne le regretteront pas s'il décide de prendre le large : «Si Darmanin a envie de partir, qu'il parte ! s'agace un ministre. S'il s'en va simplement parce qu'il n'a pas eu l'Intérieur, personne ne le regrettera. Ce n'est pas comme s'il avait fait un sans-faute : il a bien géré le prélèvement à la source mais les merdes sur les APL, c'est lui !» Ce même membre du gouvernement assure que, «depuis deux mois, les divergences de fond s'accumulent avec Macron» : «Il a toujours été contre le grand débat. Il l'a dit en Conseil des ministres. Pour lui, le problème des gilets jaunes, ce n'était pas le pouvoir d'achat mais l'immigration et l'identité.» Il y a deux semaines, dans une interview au JDD, Darmanin jurait : «Personne n'est propriétaire de ses fonctions. Avec ou sans cette réforme, mon poste est à la disposition du président de la République et du Premier ministre.» C'était avant que Tourcoing redevienne une option.