De tous les vieux pays riches et industrialisés, les Etats-Unis sont sans doute celui où les inégalités de revenus ont le plus vertigineusement augmenté depuis une vingtaine d’années. Une situation qui ne s’est pas arrangée, c’est le moins que l’on puisse dire, avec les baisses d’impôts mises en œuvre par Donald Trump : en doublant à 10 millions de dollars le seuil jusqu’auquel les héritages sont exonérés de droits de succession et en ramenant la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu de 39,6 % à 37 % au-delà de 500 000 dollars (45 % en France), les 1 % les plus riches vont économiser 60 milliards de dollars d’impôts en 2019. Soit la même baisse d’impôt que vont se partager la grosse moitié des Américains (54 %) qui gagnent entre 20 000 et 100 000 dollars, selon les calculs du bureau du Congrès…
Une situation qui contribue à relancer le débat sur la taxation des ultrariches dans un pays où le taux marginal de l'impôt sur le revenu a atteint jusqu'à 94 % (en 1944 sous Roosevelt) et était encore de 70 % jusqu'à la révolution conservatrice reaganienne des années 80. «Le débat revient en force aux Etats-Unis sous l'effet de l'augmentation continue des inégalités et de la réforme fiscale de Trump, qui a renforcé l'injustice du système fiscal, confirme le Français Gabriel Zucman, professeur assistant d'économie à l'université de Berkeley, en Californie. La grande nouveauté, c'est que l'on commence très sérieusement à parler d'impôt sur les grandes fortunes depuis la proposition de la candidate démocrate aux primaires Elizabeth Warren, qui souhaite introduire un ISF américain avec des taux allant jusqu'à 3 % pour les milliardaires.»
«Cupidité». Avec le Français Emmanuel Saez, qui travaille depuis des années avec Thomas Piketty sur les inégalités de revenus, Gabriel Zucman a chiffré la proposition de la sénatrice démocrate à sa demande. Leur conclusion est impressionnante : bien que limitée à 75 000 ménages représentant moins de 0,1 % des foyers américains, cette taxe rapporterait 2,75 trillions de dollars sur les dix prochaines années, soit l'équivalent astronomique d'un point de PIB par an de la première puissance économique mondiale.
Longtemps professeure à Harvard, spécialisée en droit des faillites et de la consommation, Elisabeth Warren qui se présente comme une représentante de la classe moyenne en lutte contre «la cupidité des milliardaires et des grandes entreprises» n'est pas la seule à faire d'une meilleure répartition des richesses le cœur de son discours. Dans un parti démocrate qui s'est déporté sur sa gauche depuis la défaite d'Hillary Clinton et l'arrivée au pouvoir du «président des riches» Trump, une autre femme, nouvellement élue au Congrès, s'est elle aussi récemment taillé un franc succès.
«Populaire». Issue de l'aile gauche du parti, la démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, 29 ans, a proposé il y a quelques jours de taxer à 70 % les revenus des 16 000 Américains (0,05 % de la population) gagnant plus de 10 millions de dollars par an. Une proposition qu'«AOC» comme l'ont rebaptisée les médias, défend au nom de l'urgence à financer un nouveau green deal, en affirmant que «seuls les radicaux, dans l'histoire, ont changé ce pays». Prenant pour exemple l'abolitionniste Abraham Lincoln et le père du New Deal Franklin D. Roosevelt, cette ancienne serveuse de bar d'origine portoricaine, qui a grandi dans le Bronx, à New York, a déclaré fièrement «si c'est ce que radical signifie, appelez-moi radicale».
Raillée par les caciques républicains et les milieux d'affaires qui dénoncent son inculture économique, cette nouvelle coqueluche de la gauche, qui a fait campagne pour Bernie Sanders en 2016, a reçu le soutien du prix Nobel d'économie Paul Krugman. Dans sa chronique au New York Times, ce dernier affirme que «loin d'être dingue, AOC est en ligne avec les études économiques les plus sérieuses», citant le chiffre de 73 % comme taux marginal «idéal» d'impôt sur le revenu.
Si l'idée de revenir à de tels taux de taxation des revenus n'a aucune chance dans l'immédiat d'aboutir sur le plan législatif, ce thème pourrait s'imposer dans la future campagne des primaires. «Il semble être populaire, conclut Gabriel Zucman. Cela va sans doute avoir de l'influence sur la suite du débat politique.»