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Libération
Interview

Frais d'inscription à l'université : «On pousse l’étudiant à être entrepreneur de lui-même»

Une maître de conférence en sociologie a comparé les modèles universitaires français et britannique qui, sous-couvert de vouloir «diversifier» les profils, font exploser les prix d'inscription.
Paris, le 6 décembre 2018. Place de la République. Manifestation sauvage lycéenne, contre la hausse des frais de scolarité pour les étudiants étrangers. (Photo Cyril Zannettacci / Agence)
publié le 30 janvier 2019 à 18h57

La sociologue Annabelle Allouch, maître de conférences en sociologie à l'université de Picardie-Jules-Verne, se base sur ses recherches sur l'ouverture sociale dans l'enseignement supérieur et notamment dans les filières d'élites. Elle a effectué, dans le cadre de son projet de thèse (1), une comparaison entre Oxford (Angleterre) et Sciences-Po. Elle a pu analyser en Grande-Bretagne les politiques d'ouverture sociale qui visent à «diversifier les populations étudiantes». Cette volonté de diversification des profils étudiants est un des arguments mis en avant dans «Bienvenue en France», du nom de la stratégie du gouvernement pour attirer des étudiants étrangers fortunés…en multipliant par quinze le prix de leurs frais d'inscription.

Comment l’augmentation des frais d’inscription à l’université s’est-elle déroulée en Angleterre ?

D’un point de vue politique le «coup» des Anglais est impressionnant, ils ont fait exploser les frais d’inscription pour tous les étudiants en un temps réduit, dans un système qui prônait (initialement) la quasi-gratuité. C’est en 1997 sous le mandat du Premier ministre travailliste Tony Blair qu’on œuvre pour une privatisation de l’enseignement primaire et secondaire, notamment en favorisant l’autonomie des établissements. Dans un contexte de chômage de masse, s’impose l’idée que l’accès à l’enseignement supérieur n’est plus un droit. L’Etat libéral se retire pour réduire les dépenses budgétaires dans l’éducation. Les frais d’inscription explosent pour atteindre plus de 3 000 livres (3 433 euros) en 2004. En 2010, le nouveau gouvernement de coalition David Cameron (conservateur) – Nick Clegg (libéraux démocrates) repart de plus belle, avec le même argument : «On va faire payer plus cher mais il y aura toujours plus de bourses.» A partir de 2012, en Angleterre les frais d’inscription passent de 3 000 à plus 9 000 livres (10 295 euros). Une réforme impopulaire qui a provoqué des mouvements sociaux étudiants massifs. Avec le gouvernement français actuel, nous sommes exactement au même moment.

Quels sont les ressorts de la croyance partagée par les Britanniques et Edouard Philippe ?

L'argument repose sur ce que le sociologue américain Joel Podolny appelle «le signal statutaire» : l'étudiant désormais défini comme un consommateur est mis dans une situation d'incertitude face à une offre pléthorique de formations assez similaires les unes par rapport aux autres. Le prix, mais aussi la sélectivité et la réputation tels qu'ils sont mis en scène dans les classements internationaux, doivent alors fournir une réponse à cette incertitude. C'est l'impression qu'en payant plus cher, vous allez avoir un produit de meilleure qualité ! Et puis, vous prouvez que vous êtes capables de payer un bien aussi cher. Or, le rapport entre la qualité et le prix sur des «biens éducatifs» repose sur une fiction. Je ne suis pas certaine que certaines écoles de commerce et d'ingénieur, non reconnues par l'Etat, sans spécialisation, sans enseignants-chercheurs formés, assurent le taux d'insertion professionnelle promis alors qu'elles sont très chères.

Quel effet cela peut avoir sur les universités et étudiants ?

Si on prend l’exemple anglais, au moment de fixer le plafond des frais d’inscription à plus de 9 000 livres, l’idée du gouvernement britannique était que créer une forme de hiérarchisation des universités par le prix où seules les «meilleures» demanderaient un tel montant. L’exécutif s’imaginait que les universités ayant une forte population étudiante de classe moyenne et/ou populaire allaient maintenir leur prix pour ne pas perdre leur public. Sauf que toutes les universités ont évidemment compris que c’était leur intérêt de faire payer plein pot tout de suite, pour des questions budgétaires et éviter que les étudiants se disent que si l’université est moins chère, c’est qu’elle est de moins bonne qualité. Or, en 2017, une étude de la sociologue anglaise Claire Callender a estimé à 60% la chute du taux de participation des élèves de milieux populaires, de classes moyennes et salariés à mi-temps dans ces établissements qui assuraient une démocratisation de l’enseignement supérieur. Parce qu’en Angleterre, quand on est salarié on a déjà un crédit à la banque (notamment pour son logement dans un pays où l’accès à la propriété est plus fréquent) et on n’a pas envie de prendre un prêt en plus, même s’il s’agit d’un prêt gouvernemental et pas bancaire. De manière plus générale, on pousse l’étudiant à être entrepreneur de lui-même. L’idée c’est de faire opposer la responsabilité de sa réussite non pas sur l’état qui finance mais sur lui-même : sa motivation, sa capacité à s’adapter aux institutions. De ce point de vue, la réforme à venir se situe dans la droite ligne de la loi ORE [Orientation et réussite des étudiants, ndlr].

1) L'ouverture sociale comme configuration. Pratiques et processus de sélection et de socialisation des milieux populaires dans les établissements d'élite. Une comparaison France Angleterre.