Voilà qui ne va pas contribuer à apaiser le mécontentement des automobilistes, ni la colère des gilets jaunes. Alors que les bénéfices des sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA) battent des records - tout comme les dividendes versés à leurs actionnaires -, une nouvelle hausse des tarifs des péages va entrer en vigueur ce 1er février. Elle sera de 1,8 % à 1,9 % en moyenne et s'ajoutera à une cascade de majorations intervenues chaque année depuis la privatisation des concessions d'autoroutes en 2006.
Décidée par Dominique de Villepin, cette opération s'est avérée calamiteuse pour l'Etat et les usagers qui ont vu les prix des péages s'envoler. Sur certains tronçons, comme Paris-Bordeaux (55,60 euros à payer aux barrières), Paris-Strabourg (38,80 euros) ou Paris-Nantes (37 euros), les automobilistes dépensent désormais autant en péage qu'en carburant pour effectuer leur trajet. Aujourd'hui, même au cabinet d'Elisabeth Borne au ministère des Transports, on admet que «les contrats de concession ont été conclus de telle façon qu'ils sont très contraignants et très défavorables aux intérêts de l'Etat».
«Plus vite que l’inflation»
Les hausses incessantes grèvent les budgets des ménages au point que les autoroutes sont devenues l'une des cibles principales des gilets jaunes. Depuis le début du mouvement, plusieurs péages ont été occupés par des manifestants qui ont laissé passer gratuitement les voitures. Il y a eu aussi des actions plus musclées : des barrières ont été arrachées, des péages incendiés, comme à Narbonne, Carcassonne, Perpignan, La Ciotat ou encore Aix-en-Provence… Dans l'Hérault, des inconnus ont carrément mis le feu à un bâtiment de Vinci Autoroutes, l'une des trois grandes sociétés concessionnaires d'autoroutes avec les groupes Eiffage et Abertis. «Le modèle économique des sociétés d'autoroutes repose sur le "consentement à payer". Le mouvement des gilets jaunes montre que face aux hausses de tarifs à répétition ce consentement s'étiole, pointe un ancien cadre supérieur d'une société d'autoroutes rencontré par Libération. Les violences ne sont pas acceptables, mais si les manifestations contre les péages devaient se poursuivre ou s'accentuer, le modèle devrait être sérieusement bousculé.» La pire des situations pour les SCA, auxquelles les contrats de concession mal ficelés donnent la possibilité d'imposer leurs décisions à des pouvoirs publics impuissants. La hausse de leurs tarifs a été sans répit, y compris pendant et après la dure crise économique de 2008 qui s'est traduite par une baisse du PIB et une forte hausse du chômage en France.
Dans un rapport datant de septembre 2014, l'Autorité de la concurrence constate que «les tarifs des péages augmentent bien plus vite que l'inflation […], quelle que soit l'année concernée». Ainsi le chiffre d'affaire des SCA est passé de 6,5 milliards d'euros en 2006, année de la privatisation, à 8,2 milliards en 2013, soit une hausse de 26 % sur sept ans. «Si la forte augmentation du chiffre d'affaires […] ne peut s'expliquer ni par l'augmentation du trafic ni par celle des mises en service de nouvelles sections autoroutières, c'est qu'elle découle essentiellement de l'augmentation du tarif des péages», pointe le rapport. Ces hausses continueront de plus belle les années suivantes. Ce 1er février, ce sera donc un peu moins de 2 %, en dépit de la crise sociale qui secoue la France depuis novembre. Seul geste consenti par les SCA face au mouvement social des gilets jaunes : une réduction tarifaire de 30 % sur tous les tronçons pour les automobilistes qui font au moins dix allers-retours par mois, notamment pour se rendre à leur travail. Mais il convient d'observer que des formules d'abonnement à prix un peu réduit existaient déjà localement pour des usagers réguliers. La nouvelle mesure a l'avantage de généraliser le système de réduction à tout le réseau autoroutier (lire ci-dessous).
«Hausses additionnelles»
En théorie, les sociétés concessionnaires ne peuvent pas augmenter leurs tarifs annuels au-delà de 70 % de l'inflation constatée en France - si l'inflation est de 1 % par exemple, la hausse des péages ne peut excéder 0,7 %. C'est l'argument qu'avaient fait valoir en 2006 le gouvernement et les lobbys qui œuvraient en faveur de la privatisation pour convaincre des Français - sceptiques - du bien-fondé de cette mesure. Toute leur communication avait consisté à laisser entendre qu'avec la privatisation, les tarifs des péages augmenteraient moins vite que la hausse des prix à la consommation. Mais des clauses particulières aux contrats de concession permettent aux SCA de procéder à des «hausses additionnelles» en faisant valoir par exemple la nécessité d'installer des panneaux lumineux pour l'information des automobilistes ou de refaire des aires de repos qui pourtant font bien partie de l'autoroute. L'élargissement d'un tronçon de deux à trois voies donne lieu à une hausse additionnelle substantielle des prix des péages, au motif qu'il s'agit d'un investissement coûteux.
«Sauf que l'Etat est dans l'incapacité d'évaluer le coût réel des travaux, notamment face à Eiffage et Vinci qui sont aussi des géants du BTP, explique l'ancien cadre supérieur d'une société d'autoroutes. Personne n'est vraiment en capacité d'évaluer si le montant des travaux affichés par les sociétés pour justifier une hausse additionnelle du prix des péages correspond au coût réel des travaux réalisés. Il faudrait faire des audits.» Une chose est certaine : on n'a jamais construit aussi peu d'autoroutes que depuis la privatisation des concessions. En sept ans (2007-2013) seulement, 167 nouveaux kilomètres ont été réalisés. C'est peu au regard d'un réseau privatisé de 8 442 kilomètres.
Ce n’est pourtant pas l’argent qui manque. Les SCA affichent une rentabilité et des bénéfices hors du commun. Dans son rapport, l’Autorité de la concurrence observe qu’en 2013, les marges nettes de ces sociétés (le ratio résultat net/chiffre d’affaires) oscillent entre 20 % et 24 %. Autrement dit, sur 100 euros de recettes, elles réalisent entre 20 et 24 euros de bénéfice net. On comprend pourquoi ces incroyables poules aux œufs d’or que sont les sociétés concessionnaires distribuent à leurs actionnaires des dividendes étonnants.
«L'Etat a privatisé les SCA au moment même où leur rentabilité a commencé à croître fortement, pointe le rapport 2013 de l'Autorité de la concurrence. C'est ainsi que, depuis la privatisation [soit sur la période 2007-2013, ndlr], les dividendes versés par les seules SCA privatisées se sont élevés, dividendes exceptionnels inclus, à 14,9 milliards d'euros.» Les années suivantes, ce sera un véritable festival pour les actionnaires : 1,45 milliard de dividendes en 2014, puis 3,3 milliards en 2015. Et 2016 est un vertige, avec 4,7 milliards de distribués. En 2017, les actionnaires des concessions se contenteront d'un petit 1,7 milliard de dividendes. On attend à présent le cru 2018. Depuis 2007, ce sont donc 26 milliards qui ont été distribués. Libération s'est fourni ces chiffres en consultant des documents officiels, l'Association des sociétés françaises d'autoroutes (Asfa) ayant refusé de communiquer sur ce sujet, manifestement très sensible.
Concessions prolongées
En 2014, face à des automobilistes et une opinion publique remontés contre l’envolée des prix des péages, la ministre de l’Environnement d’alors, Ségolène Royal, également en charge des Transports, avait annoncé un gel des tarifs des autoroutes pour l’année 2015. Une décision illégale au regard des contrats de concession que les sociétés d’autoroutes ont fait payer cher aux pouvoirs publics et aux usagers : menacé par des procès, l’Etat va négocier en catimini avec les SCA et, en septembre 2017, France 2 révèle qu’un accord secret conclu avec les sociétés d’autoroutes prévoit de rattraper intégralement le gel des prix de 2015 à raison d’une hausse additionnelle de 0,26 % des prix des péages pendant cinq ans, sur la période 2019-2023. Une mesure qui se traduira pour les usagers par un surcoût de 500 millions d’euros.
Sous prétexte de nouveaux investissements, les sociétés d'autoroutes obtiendront aussi une prolongation de leurs concessions pour une durée de trois à cinq ans. Des documents de l'accord, récemment dévoilés par Mediapart, montrent que «l'Etat s'est placé dans une position où il a renoncé à tout contrôle, toute mesure qui pourrait limiter les appétits des sociétés concessionnaires», analyse le site. Cette situation renforce le sentiment diffus selon lequel face aux sociétés concessionnaires, l'Etat s'est mis en position de ne plus défendre l'intérêt général. «Et puisque l'Etat ne défend plus l'intérêt général, eh bien les citoyens se mobilisent pour le défendre eux-mêmes. C'est le message envoyé par les gilets jaunes», analyse l'ancien cadre sup d'une société d'autoroutes.
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Contactées par Libération au sujet des prix des péages et de la fronde sociale, les sociétés concessionnaires filiales d'Eiffage et Abertis n'ont pas répondu à nos sollicitations. Vinci Autoroutes nous a fait parvenir son communiqué qui annonce le lancement d'«Ulys 30», la nouvelle formule d'abonnement donnant lieu à la fameuse réduction de 30 %. «Attentif aux préoccupations qui s'expriment en faveur du pouvoir d'achat et des mobilités quotidiennes, Vinci Autoroutes proposera à compter du 1er février un nouvel abonnement permettant de réaliser des économies sur les dépenses de péage», écrit le concessionnaire. Une toute petite réponse au très gros problème de la concession des autoroutes en France.
Réduction de 30 % pour les parcours du quotidien
Un abonnement donnant droit à une réduction tarifaire de 30 % va être mis en place par les sociétés d’autoroutes, et sur tout le territoire, en faveur des personnes qui font chaque mois dix allers-retours et plus sur un même tronçon. Sont notamment concernés les salariés qui utilisent leur voiture pour aller travailler. Ainsi pour un trajet Mâcon-Villefranche-sur-Saône par exemple (2,50 euros de péage soit 5 euros l’aller-retour), un automobiliste effectuant 20 allers-retours par mois (soit 100 euros de péage) bénéficiera d’une réduction de 30 euros.