Ça bouillonne dans les lycées. L'appel à la grève lancé ce mardi dans la fonction publique pourrait rencontrer un certain succès auprès des enseignants. Le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, serait-il tombé sur un os ? Jusque-là, ses réformes étaient adoptées comme des fleurs. Mais voilà. La mise en place concrète de la réforme du lycée coince. Les profs découvrent tout à la fois les nouveaux programmes et l'architecture du lycée de demain. Les filières S, ES et L disparaissent. A la place, les élèves de seconde sont invités à choisir pour la première trois «spécialités» parmi un éventail de douze (humanités-littérature et philosophie, biologie-écologie…). «Enfin, c'est ce qui est écrit dans la jolie brochure que l'on distribue aux familles. La réalité est tout autre. Nos élèves, dans les lycées des petites villes ou ruraux, n'auront pas la même offre», peste un prof de maths.
Le ministre a beau répéter que l'équité territoriale est garantie, même plus qu'aujourd'hui, la fronde s'organise. Le mouvement est parti en dehors des syndicats. Tout a commencé en Bretagne, entre Dinan et Saint-Malo. Le collectif d'Ille-et-Vilaine a tempêté à l'échelle de son territoire, avant de trouver un écho dans le sud de la France. C'était peu de temps avant les vacances d'automne. Des profs de Colomiers, dans la banlieue de Toulouse, vite rejoints par leurs collègues de Gaillac, dans le Tarn, sont entrés dans la danse. Ils ont créé une «chaîne des bahuts», reliant environ 150 lycées (sur 4 200) sur tout le territoire et des collectifs locaux déjà existants, comme Touche pas à ma ZEP (près de 100 établissements). La mobilisation est encore limitée, mais la mayonnaise pourrait vite monter. «Chaque jour, des lycées nous rejoignent dans la lutte. On tient à notre mode de fonctionnement très horizontal. L'idée, c'est juste de mettre en réseau nos luttes, autour d'objectifs communs : l'abrogation de cette réforme du lycée et de Parcoursup»,dit un prof. Tous les modes d'action sont envisagés (y compris un Blanquer Quiz), notamment pour faire de la pédagogie auprès des élèves et des parents, un peu paumés.
Quatre profs expliquent dans Libération leurs principales craintes sur la réforme. L'universitaire Pierre Mathiot, qui a pensé l'architecture de ce «lycée des possibles» comme il dit, leur répond.
Les inégalités territoriales
Clément Cordier, prof remplaçant en S.E.S. depuis six ans, à Combourg et Saint-Malo (Ille-et-Vilaine)
«On a vite su que cette réforme allait aggraver les inégalités territoriales. Bien sûr, jusqu'ici, la situation n'était pas géniale, les élèves n'avaient pas les mêmes chances selon leurs origines territoriales et sociales. On sait bien que dans notre système éducatif, les différences sociales déterminent la réussite. C'est l'un des chapitres de mes cours de sciences économiques et sociales (SES), je l'enseigne à mes élèves. Mais quand même. L'offre restait comparable, il y avait un minimum de démocratisation. Tous les jeunes, y compris dans notre lycée rural, pouvaient choisir S, L, ES ou STMG [sciences et technologies du management et de la gestion, ndlr]. On les préparait le mieux possible au bac, pour leur ouvrir les portes de la fac au moins. Avec la réforme, les élèves n'auront le choix qu'entre sept spécialités maximum sur les douze existantes. Les cinq autres, ils en sont privés. Le ministre dit qu'il suffira de suivre les spécialités manquantes dans des lycées voisins. Ici, à Combourg, le plus proche est à 40 km ! Il n'y a pas d'horaires de bus adaptés. Même avec un chauffeur privé, ce serait impossible. J'enseigne aussi à Saint-Malo, et c'est pas mieux : les deux lycées publics ne proposent même pas à eux deux les douze spécialités. En revanche, les établissements privés, si… D'après vous, que feront les familles des milieux informés ?»
Réponse de Pierre Mathiot : «Jusqu'ici, seuls 82 % des lycées proposent les trois séries S, ES et L. A la rentrée prochaine, près de 85 % d'entre eux présenteront au moins sept spécialités. Il est donc faux de dire que l'offre est plus faible ou que la réforme accroît les inégalités territoriales. En tout cas, lorsque l'on regarde le système dans sa globalité.»
La concurrence entre les disciplines
Isabelle Reynaud, prof de français depuis trente ans, à Colomiers (Haute-Garonne)
«C'est simple, dans chaque discipline, les enseignants ont une diminution des heures d'enseignement. Cela ne se voit pas au premier coup d'œil car les élèves gardent le même nombre d'heures au total. Mais la qualité ne sera pas la même. Par exemple, en français, en classe de seconde, j'avais six heures devant les élèves. Je passe à cinq, soit du temps en moins permettant les demi-groupes. Notre lycée vient de recevoir son enveloppe annuelle d'heures à se répartir… Et elle est maigre ! On se retrouve à faire des choix impossibles : préférer des demi-groupes en maths ou maintenir le latin ? Entre nous, les enseignants, c'est compliqué. On essaie de ne pas jouer la carte de la rivalité, mais ce n'est pas évident. Des postes sont supprimés. Surtout, on feint de nous associer à la discussion, de «nous responsabiliser» en nous mettant autour d'une table. Ils appellent ça «les conseils pédagogiques». Ils ont été créés en 2010 lors de la dernière réforme, mais c'est aujourd'hui qu'ils prennent tout leur sens. J'en suis convaincue, l'un des objectifs, c'est de nous mettre en concurrence entre enseignants pour mieux gérer la pénurie.»
Réponse de Pierre Mathiot : «Le tronc commun, qui représente 60 % des heures chaque semaine, ne met absolument pas les disciplines en concurrence. La gestion par les lycées de la dotation horaire globale [l'enveloppe d'heures d'enseignement, ndlr] relève en effet de décisions du proviseur, prises en concertation avec le conseil pédagogique qui est composé de représentants de toutes les disciplines enseignées. Si la réforme permet qu'enfin les acteurs du lycée discutent entre eux de la meilleure manière de s'organiser, ce sera une avancée remarquable. Il n'est pas possible de demander aux recteurs un «cadrage» de ce qui se passe dans tous les lycées, les choses doivent se décider au plus près des réalités.»
L’orientation
Sébastien Canet, prof de sciences industrielles pour l’ingénieur (S2I), à Nantes (Loire-Atlantique)
«On fait croire aux élèves et à leurs parents qu’ils vont avoir un accompagnement en orientation. La réforme prévoit même 54 heures dédiées. Sauf qu’en réalité, c’est du vent. Ils auraient pu écrire 812 ou 2,5 heures à la place, cela aurait été la même chose : aucun professeur n’a une heure d’enseignement allouée à l’orientation… Rien du tout. C’est donc à l’établissement d’arbitrer entre des heures d’orientation ou des cours en demi-groupes ou des enseignements d’exploration, que l’on sait très importants, notamment pour les bacs technologiques : ils permettent aux secondes de découvrir nos filières… Jusqu’ici, ils faisaient partie des heures fixes. Demain, ils seront facultatifs pour les établissements, comme l’aide à l’orientation. Vous imaginez la colère des familles quand elles vont se rendre compte de l’entourloupe ? Ils croient que leurs enfants vont avoir un vrai suivi individualisé, et en fait non. D’autant que le choix va être plus dur. En supprimant les filières, le panel des possibles semble plus large. Mais du coup, cela demande d’être bien informé pour prendre les bonnes décisions. C’est comme devant un buffet à volonté, on est vite perdu. Je vois très bien le truc venir : le gamin qui croit bien faire en prenant la spécialité «sciences de l’ingénieur» en vue d’intégrer une école d’ingénieur ensuite… Et qui s’entend répondre deux ans après : «Mauvaise pioche, il fallait prendre telle et telle spécialité en fait.»»
Réponse de Pierre Mathiot : «Dans le système actuel, personne ne peut sérieusement dire que l'orientation est une réussite, surtout pour les élèves les plus fragiles. L'objectif, avec cette réforme, est de progresser dans ce domaine avec les 54 heures par an prévues à cet effet. Cela devra être géré au niveau des lycées, et les professeurs ont évidemment un rôle à jouer. On ne peut pas encore dire, alors que la mécanique n'est pas lancée, que ce sera un échec… Pour moi, c'est presque l'enjeu majeur de la réforme. J'espère que l'ensemble des acteurs s'en empareront.»
La place des maths
Christophe Frédiani, prof de maths depuis vingt ans, à Gaillac (Tarn)
«Les maths disparaissent du tronc commun. La com ministérielle essaie de faire croire que non avec les deux heures pour tous d’enseignement scientifique. Mais il suffit de regarder les programmes pour voir qu’en réalité, c’est 95 % de physique et de SVT. Et 5 % de maths… Alors que les ES et les L avaient jusqu’à cinq heures trente de maths par semaine ! Ils faisaient beaucoup de statistiques, de probas… Des maths utiles dans notre société, pour savoir décrypter les sondages ou les algorithmes… Cet enseignement disparaît. A la place, la réforme propose une spécialité avec des exigences très élevées (encore plus que dans la série S actuelle). Cela va bien coller pour 20 % des élèves. Mais les autres ? Plus que jamais, les maths vont être discriminantes. Beaucoup de gamins vont, malgré tout, choisir cette spécialité pour leur orientation future car Parcoursup va trier avec les maths, c’est évident. De nombreuses filières demandent des notions en maths, telles Staps (sport), psycho, informatique, la plupart des BTS et des IUT… Du coup, des élèves vont subir la matière jusqu’à s’en dégoûter et abandonner en fin de première car c’est trop dur pour eux. Quelle est la logique ? Est-ce une façon de résoudre la pénurie des profs de maths ? Peut-être. Un an après le rapport Villani, qui faisait des maths une priorité nationale, c’est tout l’inverse qui se passe. On m’explique ?»
Réponse de Pierre Mathiot : «Il ne faut surtout pas croire que les maths seront centrales dans les décisions d'orientation, en dehors bien sûr des filières clairement scientifiques. Ensuite, il ne faut pas confondre enseignement des maths et enseignement scientifique. Au-delà de la place des maths, l'enjeu est de renforcer la culture scientifique des élèves, et j'espère que l'enseignement de tronc commun le permettra. Par ailleurs, c'est vrai, la question du vivier des enseignants de maths, désormais mobilisés aussi pour l'enseignement de sciences du numérique, est un vrai enjeu. Il ne faut pas se le cacher.»