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Tamouls

Sri Lanka-Réunion : 4 000 kilomètres pour zéro illusion

Depuis le printemps, plusieurs dizaines de Tamouls, une minorité sri-lankaise, rejoignent l’île, fuyant les persécutions. Les autorités françaises surveillent la possible formation d’une filière d’immigration clandestine.
A la Réunion, le 8 janvier. Une quarantaine de migrants sri-lankais vivent depuis quelques jours dans le centre d’hébergement d’urgence des demandeurs d’asile de Saint-Denis. (Photo Romain Philippon pour Libération)
par Laurent BOUVIER
publié le 4 février 2019 à 20h06

Quand la vedette de la gendarmerie maritime a intercepté, fin mars 2018, un radeau bricolé avec des planches et des bouées de filets de pêche au large de la Réunion, tout le monde sur l’île a cru à une histoire de pêcheurs naufragés. Après tout, comment pouvait-on imaginer six Sri-Lankais organiser de leur plein gré une fuite de 4 000 kilomètres à travers l’océan Indien en période cyclonique ?

Six mois plus tard, mi-septembre, la marine sri-lankaise arrête à son tour un chalutier au large de l'ancienne Ceylan. A son bord, 90 personnes qui voyageaient illégalement avec pour projet de se rendre à la Réunion. L'hypothèse d'une migration organisée vers ce confetti français à l'autre bout de l'océan allait alors prendre forme. En octobre, c'est un bateau de pêche transportant huit ressortissants sri-lankais qui arrive jusqu'à l'île. Début décembre, le Wasana 1 est raccompagné par la gendarmerie maritime avec 62 passagers sri-lankais, dont sept femmes et une dizaine d'enfants de 4 à 12 ans, et le lendemain de Noël, c'est un bateau de pêche, le Roshan, qui débarque sept autres ressortissants. Le doute n'est plus permis : une nouvelle route migratoire, improbable, s'est donc ouverte entre les deux îles en moins d'un an.

A la Réunion, ces arrivées divisent la population. Il faut dire que cela fait belle lurette qu’elle n’est plus une terre d’asile : en 2017, elle n’a reçu qu’une dizaine de demandes, selon l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Dans un contexte économique et social difficile, une partie des habitants voit d’un mauvais œil ces nouveaux venus. Avant les fêtes de fin d’année, un torrent désapprobateur, voire nauséabond, s’est déversé sur les réseaux sociaux et dans les émissions radio de libre parole.

Irrégularités

Mais dans le même temps, le milieu associatif se mobilise et un élan de solidarité se met en place, notamment par le biais des associations culturelles tamoules. Solidarité 974, collectif d’aide aux plus démunis, va être autorisée à porter secours aux migrants cantonnés en zone d’attente. Côté autorités, on est bien décidé à ne pas laisser la porte s’entrouvrir plus loin que la zone de rétention administrative. D’ailleurs, les huit migrants arrivés en octobre seront rapidement reconduits au Sri Lanka, dans des conditions rocambolesques : après avoir embarqué pour Maurice, ils doivent revenir à la Réunion pour être redirigés via Paris vers leur île natale.

La précipitation avec laquelle la police aux frontières et la préfecture ont mis en œuvre les expulsions inquiète fortement la Cimade, qui s'émeut d'une éventuelle violation du principe de non-refoulement des demandeurs d'asile. «Enfermer plutôt que protéger semble être la devise des autorités», dénonce l'antenne locale de l'association d'aide aux migrants, qui s'interroge : «Les personnes ont-elles été informées de leurs droits ? Ont-elles été en mesure de déposer une demande ?» De fait, un collectif d'avocats qui défend les 62 passagers du Wasana 1 pointe les irrégularités de procédure devant le tribunal correctionnel de Saint-Denis. Le 19 décembre, le juge des libertés et de la détention leur a donné raison : exit le confinement en zone d'attente, les migrants sont désormais libres de leurs mouvements en attendant l'instruction de leur demande d'asile.

En toute hâte, la Croix-Rouge est missionnée pour ouvrir ce qui va devenir le premier centre d'hébergement d'urgence pour demandeurs d'asile à la Réunion. «Il a fallu s'organiser très vite avant Noël pour les accueillir dignement et les accompagner», se souvient la déléguée territoriale de la Croix-rouge française, Sandrine Noah.

Reste la question que tout le monde se pose sur l'île : pourquoi soudain décider de mettre le cap sur la Réunion ? Avançant des raisons politiques, ethniques et religieuses pour expliquer leur départ, les migrants eux-mêmes semblent ne pas bien savoir pourquoi ils ont pris cette route maritime. Il n'y a pas sur l'ancienne île Bourbon de diaspora sri-lankaise installée, même si une partie de la population y est de culte hindouiste. «Nous sommes les premiers surpris», souligne ainsi le président de la Fédération tamoule de la Réunion, Jean-Luc Amaravady.

«Le moins mauvais choix»

Le géographe de l'université de Bordeaux en détachement à Pondichéry Anthony Goreau-Ponceaud semble moins circonspect. Jusqu'alors, la migration des Tamouls sri-lankais était dirigée vers l'est, c'est-à-dire vers l'Indonésie, la Malaisie, l'Australie et l'Inde, rappelle le spécialiste de la diaspora sri-lankaise, «or l'Inde, qui n'était déjà pas la destination favorite car le pays est considéré comme trop pauvre, n'enregistre plus aucune nouvelle arrivée de migrants sri-lankais depuis 2017». Le chercheur rappelle aussi que l'Australie et la Malaisie ont durci leurs politiques migratoires. «Quant à l'Indonésie, il est périlleux de s'y rendre en raison de la piraterie maritime.» Cette conjonction de facteurs provoque un déplacement des routes migratoires vers l'ouest : «Dans cette zone, il semble évident que le moins mauvais des choix reste la Réunion», conclut Anthony Goreau-Ponceaud.

La distance n’est pas un problème pour cette population de marins. D’autant que les temps de trajet en partant du Sri Lanka ou de la Réunion pour se rendre en Australie sont assez similaires. L’embarcation de fortune sur laquelle les six premiers Sri-Lankais ont été repêchés au printemps - qui n’aurait jamais pu tenir 4 000 kilomètres - confirme l’existence d’une filière organisée par des passeurs, larguant les migrants au large de l’île.

Même si les candidats au départ ne la connaissent pas avant d'embarquer, la Réunion n'est pas choisie par hasard. La présence rassurante d'une communauté aux origines tamoules a pu jouer un rôle dans un territoire connu pour son melting-pot culturel. Mais, surtout, l'île est un département français en plein océan Indien. «C'est une porte d'entrée pour la France métropolitaine, qui est un point de polarité pour la diaspora tamoule sri-lankaise, sachant que si l'île ne fait pas partie de l'espace Schengen, le droit d'asile s'y applique comme en métropole», souligne Anthony Goreau-Ponceaud.

Surveillance des côtes

Face à cette nouvelle route migratoire, les autorités françaises s’organisent. Le 17 janvier, le sénateur (Les Indépendants, droite) de la Réunion Jean-Louis Lagourgue a interpellé l’exécutif sur ces cinq arrivées de navires lors d’une séance de questions d’actualité au gouvernement. Réponse du secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Intérieur, Laurent Nuñez : tout est fait pour renforcer la surveillance des côtes et Paris a pris contact avec Colombo, la capitale du Sri Lanka, afin d’inciter à détecter les départs de navires : «Notre ambition est à la fois d’être protecteur du droit auquel ont droit légitimement un certain nombre de personnes, a expliqué Laurent Nuñez, mais aussi d’être très ferme pour éviter que se reconstitue une filière d’immigration clandestine du Sri Lanka vers la Réunion et, au final, une nouvelle filière de traite des êtres humains.»