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Libération
Reportage

Tamouls à la Réunion : «Nous ne sommes pas venus pour l’argent»

Les Sri-Lankais arrivés à la Réunion racontent à «Libération» leur périple dans la tempête, entamé fin novembre à Hambantota, dans le sud de leur pays.
Dans le centre d’hébergement d’urgence qui les accueille en attendant que leur demande d’asile soit traitée, les Sri-Lankais jouent notamment au carrom, sorte de billard indien. S’ils sont libres de leurs mouvements, ils ne sortent guère du petit immeuble. (Photos Romain Philippon)
par Laurent BOUVIER, (à Saint-Denis de la Réunion)
publié le 4 février 2019 à 19h56

Le patio est traversé par des ombres. Des bras ballants, des têtes lourdes et des mains qui alternent entre le paquet de cigarettes et la cafetière posée au milieu de la pièce. Pour la quarantaine de migrants sri-lankais accueillis dans le premier centre d'hébergement d'urgence à Saint-Denis de la Réunion, le silence est celui de l'attente d'une réponse leur demande d'asile. Un silence à peine interrompu par le bruit des pions qui roulent sur le carrom, sorte de billard indien apporté par une association. Parmi les arrivants, «nous avons des migraines, des problèmes de peau, tout un panel de pathologies qui relèvent effectivement du stress», note Delphine Chauvière, coordinatrice de la région pour Médecins du monde.

S’ils sont libres de leurs mouvements depuis que le juge des libertés a pointé les erreurs de procédure de la préfecture à leur arrivée, ils ne sortent guère du petit immeuble qui leur a été affecté dans le centre-ville. Tout à l’heure, ils iront tout de même au temple hindou ou à l’église, seuls repères familiers dans ce bout de France au milieu de l’océan Indien. La visite des associations tamoules de l’île leur permettra d’échanger dans leur langue.

Guerre. A défaut, Olivier et ses collègues qui animent le lieu pour la Croix-Rouge s'expriment avec des gestes et en anglais, pour les quelques-uns qui le parlent, comme Arivu, qui a appris en regardant les films américains. Jeune, longiligne, il est à l'image de ses compagnons d'aventure : des hommes, surtout, entre 25 et 35 ans. Les quelques familles avec enfants arrivées au fil de l'automne ont été placées ailleurs. Tous se revendiquent de la minorité tamoule et sont majoritairement hindouistes, même si l'on compte aussi quelques chrétiens. A l'instar d'Eelachelvi, une des rares femmes qui a fait le voyage avec son compagnon, Thîran. «Nous sommes originaires pour la plupart de Chillaw et de ses environs. C'est une ville de la province du Nord-Ouest qui est située à 80 km de la capitale, Colombo, en territoire tamoul», raconte Eelachelvi. Thîran était chauffeur là-bas : «C'est important de le dire, nous ne sommes pas venus pour l'argent.» Niranga et Kana, les joueurs de carrom, viennent se mêler à la conversation : le premier était lui aussi chauffeur, le second travaillait dans un hôtel. Même s'ils ne sont pas riches, ils travaillaient : ils ne sont pas des migrants économiques. C'est la situation politique qui les a jetés sur l'océan. La guerre civile qui opposait l'Etat central aux Tamouls dans le sud-est de l'île est terminée depuis 2009, mais cela n'a rien réglé, assurent Niranga et Kana, qui évoquent, à mots couverts, la politique de «cingalisation» du gouvernement.

Militaires dans les rues, intimidations des organisations nationalistes extrémistes et mainmise du bouddhisme cingalais sur les autres minorités ethniques et religieuses. Depuis 2012, une organisation nationaliste et extrémiste, Bodu Bala Sena (BBS), littéralement «force du pouvoir bouddhiste», mène des actions violentes, notamment contre les minorités musulmanes et chrétiennes du pays. «Comment garantir dans ces conditions un avenir serein à nos enfants ?» s'interroge Eelachelvi. A fortiori quand vous êtes militant d'opposition, comme le revendique Niranga, qui montre la longue cicatrice lui barrant le crâne. La blessure date de la campagne législative de 2015 : «Un coup de machette.» La crise politique en cours au Sri Lanka n'arrange rien. En octobre, le Président, Maithripala Sirisena, a décidé de limoger son Premier ministre pour le remplacer par l'homme ayant écrasé la rébellion tamoule. «Un très mauvais signal pour les Tamouls», glisse Kana. Celui du départ pour beaucoup.

Temples. La destination importait peu, selon eux. Cela fait plus de trente ans que les Tamouls quittent le Sri Lanka. «Ma mère est en Arabie Saoudite et mon frère à Dubaï», raconte Niranga. Thîran, lui, a déjà passé cinq ans au Koweït et il a des parents proches en Inde, dans l'Etat du Tamil Nadu : «Notre seul espoir d'une meilleure vie, c'est de partir et de faire venir nos familles.» Alors ils ont économisé. Certains se sont endettés auprès de leurs proches - Arivu évoque l'équivalent de trois mois de salaire moyen -, mais tous étaient loin de gagner ce montant et ont mis de l'argent de côté pendant bien plus longtemps pour pouvoir partir. Ils disent avoir embarqué à Hambantota, un port dans le sud du Sri Lanka, aux alentours du 20 novembre. Pieds nus, avec un petit sac, ils sont montés à la faveur de la nuit à bord du Wasana 1, un bateau de pêche en bois à la coque bleu délavé. Avec sa petite cabine et sa quinzaine de mètres de long, il semblait davantage armé pour la pêche côtière que le grand large. Mais les passeurs sont des pêcheurs aguerris. Niranga pense qu'il y avait un GPS à bord, mais il n'en est pas sûr. Selon leurs dires, les passagers n'ont appris leur destination qu'une fois à bord, «et de toute façon, l'île de la Réunion ne nous disait rien».

Pendant la traversée, ils se sont entassés sur le pont, avec un seul repas quotidien. La période cyclonique a débuté, la mer était agitée et les trains de houle forts. «Eelachelvi a vomi tous les jours», se souvient Thîran. Quand le Wasana 1 a abordé l'île française, une vingtaine de jours plus tard, deux cyclones étaient en formation dans la zone. Le navire a finalement été escorté vers le seul port en eau profonde de l'île et ses passagers ont découvert la Réunion en pleine nuit. On leur a dit que c'était la France, où ils n'ont pas tardé à découvrir des visages qui leur ressemblent, et des temples, églises et mosquées qui voisinent en paix. Sans attendre, Eelachelvi a commencé à apprendre le français.