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Reportage

Nuit de la solidarité : «Je m'appelle Marc. Je suis dehors depuis vingt ans»

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Dans la nuit de jeudi à vendredi, de 22 heures à 1 heure du matin, Paris a été subdivisé en 360 secteurs, parcouru par autant d'équipes chargées de recenser les SDF qui dorment dehors. Comme aux urgences de l'hôpital Saint-Louis.
L'équipe de recensement et Marco, sans abri depuis vingt ans, au service des urgences de l'hôpital Saint-Louis à Paris, lors de la «Nuit de la solidarité» début février. (Photo Corentin Fohlen. Divergence)
publié le 8 février 2019 à 17h31

Dans la nuit de jeudi à vendredi – entre 22 heures et 1 heure – Paris a compté ses sans-abri à l'occasion de sa deuxième nuit de la solidarité. Les résultats seront connus dans quelques jours. Pour ce recensement, la capitale a été subdivisée en 360 secteurs, parcourus par autant d’équipes de trois à quatre membres chargées de compter les gens qui dorment dehors. En sachant que 23 000 personnes sont par ailleurs hébergées chaque nuit dans des structures d’accueil (gymnases transformés en dortoirs, centre d’hébergement d’urgence, centres de réinsertion…) et qui, sans cela, seraient aussi à la rue. Les SDF vivant dans les espaces publics ne sont donc qu’une partie émergée de l’iceberg de la grande précarité.

Outre la voirie de la capitale, les stations de métro, les gares SNCF, les bois de Boulogne et de Vincennes (qui appartiennent à la ville de Paris), les parkings ont été passés au peigne fin, mais aussi les services des urgences de l'AP-HP (Assistance publique des hôpitaux de Paris) fréquentées aussi par des SDF, dont celles de l'hôpital Saint-Louis, dans le Xarrondissement. «Parfois, des gens arrivent aux urgences parce qu'ils ont des problèmes de santé et on s'aperçoit au passage qu'ils sont aussi sans abri, constate une responsable du personnel de l'établissement. Parfois ils viennent en prétextant un problème de santé, mais en réalité ils cherchent à s'abriter. Et parfois ils entrent et disent franchement : voilà je suis SDF, j'ai besoin de me mettre au chaud.» Un cadre infirmier et sa collègue de permanence, affirment que «deux ou trois habitués» viennent s'abriter la nuit aux urgences de Saint-Louis. «Cet hiver, on a eu aussi quelques familles avec des enfants. Dans ce cas on prévient l'assistante sociale.» Les «urgences qui restent la seule lumière allumée dans la nuit, dit-il, font ce qu'elles peuvent. Les équipes donnent toujours un petit peu : un plateau-repas, des habits, une douche».

«Dieu ne veut pas de moi»

Pour recenser les sans-abri, une équipe de quatre personnes arrive à Saint-Louis vers 22 heures. Elle est constituée de Sébastien, assistant social dans le Val-d’Oise, de Pauline qui travaille dans un cabinet de commissaire aux comptes, de Farah, acheteur public au Centre d’action sociale de la ville de Paris. Ils se sont portés volontaires sur le site internet mis en place par la Mairie afin de recruter les recenseurs d’un soir, soit 2 000 personnes au total. Avec eux, il y a une élue parisienne, elle aussi volontaire, l’adjointe à la maire de Paris en charge de la Santé, Anne Souyris. Les quatre recenseurs sont là mais il n’y a aucun SDF à recenser ce jeudi soir aux urgences.

Dans la salle d'attente, on se tourne les pouces en parlant de tout et de rien. Jusqu'à l'arrivée, vers 23 heures de Marc, avec sa gouaille et ses bonnes blagues. Blouson bleu ciel, chemise blanche, pantalon beige, chaussures noires, crâne chauve, il se présente. «Je m'appelle Marc. Mais tout le monde m'appelle Marco. Il paraît que vous recensez les SDF. Cela fait vingt ans que je suis dehors. L'hiver je dors ici, sur un brancard.» Il dit qu'il est né «le 12 mai 1968, pas boulevard Saint-Michel, mais à l'hôtel Dieu [un hôpital parisien situé près de Notre Dame aujourd'hui désaffecté, ndlr]. Après on m'a mis à la Dass. J'ai été placé dans une famille qui me tapait dessus. J'ai fait l'armée. J'ai été couvreur. Un jour j'ai glissé. Ma jambe a pris un coup», dit-il en frottant sa cuisse gauche. Il est devenu SDF, après une rupture conjugale douloureuse qui l'a tiré vers le bas. Une dépression profonde l'a amené à attenter à ses jours. «Je me suis loupé trois fois. Je crois que Dieu ne veut pas de moi.» Le ton de la blague est son moyen d'aborder des sujets graves. «Quand je déprime je vais voir mon psy à Sainte-Anne. Là-bas un jour, j'ai donné une clope à quelqu'un. Il l'a mangée. Il m'a dit, tu m'en redonnes une autre. Je lui ai répondu. Ah ben non.» Marc vs Marco fait le spectacle. Il fait rire les urgences. «Un jour ils m'ont mis à Neuilly-Plaisance [une antenne psychiatrique aujourd'hui désaffectée ndlr]. Ça s'appelle Maison-Blanche comme aux States [il le prononce à l'américaine]. Je me suis enfermé tout le temps dans ma chambre. Il n'y a que des fous là-bas.»

«De plus en plus de femmes à la rue»

Sinon il parle de son quotidien: les journées qu'il passe à la médiathèque de la Cité des Sciences de la Villette, «au premier sous-sol pour regarder des documentaires super intéressants». Parfois il va manger au marché de Saint-Germain où, tous les midis, des bénévoles servent un repas à une vingtaine de personnes sans domicile. Il va aussi dans les locaux du Samu social où il y a une salle de TV, une bibliothèque. Parfois il fait la manche. Son expérience lui fait dire que «dans des quartiers riches comme le XVIe les gens donnent moins que les habitants des quartiers populaires comme le Xe Il dit que dans la rue il y a beaucoup de gens cultivés. Il fait sans cesse des allusions à l'actualité. A l'histoire. On en vient à parler de la Croix-Rouge et tout de suite il précise qu'elle «a été fondée par Henry Dunant en 1863».

Il est presque minuit et une femme âgée d'une quarantaine d'années arrive. Elle est couverte d'un bonnet et d'un long manteau en laine bleu. Elle est SDF. On saura par Marco qu'elle aussi vient se réfugier régulièrement la nuit aux urgences de Saint-Louis. Mais il sera impossible d'échanger avec elle. Non par refus. Mais dès qu'on tente d'évoquer sa situation elle est submergée par l'émotion. Elle esquisse des sourires, mais elle est sans voix et des larmes coulent à flots sur son visage. «Il y a de plus en plus de femmes à la rue», relate Marco. «Ils ont ouvert un centre pour femmes chez Hidalgo [dans des salons de l'Hôtel de ville de Paris, ndlr]. C'est bien ça. Mais pourquoi ne l'ont-ils pas fait avant ?», interroge-t-il. L'homme pose plein de questions sur les politiques publiques de lutte contre les exclusions, et émet des idées du genre : «Pourquoi ils n'embauchent pas des SDF à la rue pour faire des travaux et en échange on leur donnerait un logement ?» Puis il revient à sa situation personnelle pour mieux faire rire son auditoire : «Mon problème c'est l'alcool. Moi je ne bois que de la bière. La bière du pauvre, dans des grandes canettes de 50 centilitres qui fait 8 degrés. Une nuit j'avais bu. Je dormais dehors. Je suis tombé en hypothermie. Ils m'ont sauvé de justesse. Je me suis senti partir. J'ai vu une lumière tout au bout d'un long tunnel. De l'autre côté il devait y avoir Saint-Pierre. Moi je préfère Saint-Pierre-et-Miquelon.»

A 1 heure du matin, le décompte prend fin. Aux urgences de Saint-Louis, deux SDF ont donc été recensés : Marco et la dame en pleurs. L’an dernier, lors de la première opération du genre menée à Paris, 3 035 personnes avaient été trouvées dehors.