C’est un signe de plus que le vieux monde a la vie dure. Attendu fin février, le renouvellement de trois des neuf membres du Conseil constitutionnel agite les coulisses du pouvoir, entre tractations byzantines et coups de Jarnac. Depuis quatre mois, Emmanuel Macron est à la manœuvre qui, tout comme ses prédécesseurs, use des places libérées comme autant de prébendes pour récompenser ses amis ou arranger ses affaires. Au risque d’indisposer le maître de l’institution de la rue de Montpensier, Laurent Fabius. Et de devoir changer ses plans in extremis.
Le sénateur Jacques Mézard, le 5 janvier 2018. PHOTO BENOÎT TESSIER. REUTERS
Ce 24 janvier, quand il descend de l’avion présidentiel, le sénateur radical Jacques Mézard ne sait plus si son rêve de gloire a encore une chance de se réaliser. C’est pourtant bien volontiers que ce fidèle grognard d’Emmanuel Macron a accepté l’invitation du chef de l’Etat à l’accompagner dans la Drôme, à Valence, pour sa troisième rencontre avec les maires, dans le cadre du grand débat national. Auprès des élus de la ruralité,l’Aurillacois est un ambassadeur idéal. N’avait-il pas été l’un des plus gros pourvoyeurs de parrainages du candidat Macron ? Cet engagement originel, le Président ne l’a pas oublié.
C’est à contrecœur que, le dimanche 7 octobre, en plein remaniement postdémission de Gérard Collomb, il avait convoqué «Jacquot» pour lui signifier sa sortie du gouvernement : vu les relations à couteaux tirés que Mézard entretenait avec le Premier ministre, son exfiltration était inéluctable. Tout en congédiant son fidèle, Macron l’avait rassuré sur la suite de sa carrière : il lui appartient de pourvoir le siège laissé vacant par l’ex-ministre mitterrandien du Budget, Michel Charasse, les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat ayant la main sur les deux autres fauteuils. Dans le huis-clos élyséen, le Président avait dit à Mézard songer à lui pour le poste. Soit neuf ans à veiller à la conformité des lois avec la Constitution et au respect des droits fondamentaux des citoyens. L’encore ministre en avait oublié dans l’instant son amertume. Etre intronisé garant de l’équilibre entre l’ordre public et la protection des libertés individuelles ? Autant dire le graal pour l’ancien avocat qui, à 71 ans, ne peut rêver bâton de maréchal plus prestigieux.
Contre-pouvoir
Seulement voilà, à 10 000 mètres d'altitude ce 24 janvier, le vent semble avoir tourné. A son compagnon de combat, Macron signale qu'il a la réputation d'être «ombrageux». Un trait de caractère assez peu prisé des «sages» de la rue de Montpensier, ajoute-t-il. En face de lui, le sénateur radical joue le détachement mais plonge ipso facto dans un abîme d'incertitude. Macron se prépare-t-il à revenir sur sa promesse passée ? A tout le moins, le Président semble hésiter devant le peu d'enthousiasme que son arrivée suscite au sein de la vénérable institution.
C'est que les «sages» ne perdent rien des manœuvres en cours. «L'enjeu, c'est l'identité du Conseil constitutionnel», insiste, sous couvert d'anonymat, un familier des bureaux cossus qui surplombent les colonnes de Buren et le jardin du Palais-Royal. Signe des temps : l'institution s'accommode de moins en moins bien des nominations de complaisance ou trop politiques. Le temps est révolu où sa mission principale était d'empêcher le Parlement d'empiéter sur l'exécutif. Depuis la révision constitutionnelle de 2008 et sa possible saisine par tous les justiciables via les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), le Conseil caresse l'espoir de se façonner une image d'impartialité, de devenir une juridiction à part entière, un contre-pouvoir réel. En clair, de s'émanciper du politique. D'où sa volonté de soumettre ses nouveaux membres à un casting exigeant. «La nomination de Mézard risque d'être très critiquée, pronostique-t-on en interne. Recaser un ministre, assez inexistant de surcroît, ça ne fait pas très nouveau monde.»
Didier Migaud, président de la Cour des comptes, en 2017. PHOTO A. FACELLY
Des réticences que les huiles de la macronie balaient d'un revers de manche. «Sarkozy a bien nommé Charasse ! s'insurge un familier du Président. Si Mézard dérange, c'est sans doute plutôt parce que Fabius et Charasse n'ont pas oublié qu'il a toujours été odieux avec les socialistes. Mais au Sénat, il est reconnu pour être un bosseur, sérieux et rigoureux. C'est un radical viscéral, grand défenseur de la laïcité, des libertés individuelles et des prérogatives de l'Etat : une conscience.» Un autre interlocuteur régulier de Macron abonde : «Fabius est fâché. Il doit considérer que Mézard n'est pas de son gabarit, pas de son monde. Mais il ne faut pas exclure que ça amuse Macron. Le Président aime bien sortir du moule, sur le thème "ça leur fera les pieds"…»
Entre Fabius et Macron, le radical n’est toutefois pas l’unique sujet d’échanges aigres-doux. C’est que le sénateur du Cantal n’est pas le seul à qui le Président a fait miroiter un siège au Conseil constitutionnel. L’affaire remonte à la rentrée. En chute libre dans les sondages, le chef de l’Etat commence à redouter l’issue des élections européennes. Lui qui avait fait du renouveau de l’UE un axe fort de la campagne présidentielle en est convaincu : un revers au scrutin de mai pourrait mettre à mal sa capacité de réformer le pays. Quand le nom du commissaire européen Pierre Moscovici commence à circuler comme potentielle tête de liste du PS, Macron s’inquiète.
Ex-directeur de cabinet de Moscovici à Bercy, le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, est chargé de sonder sa motivation. Laquelle n’est pas en béton armé : Moscovici trouve la ligne du PS sur l’Europe trop confuse. Si la présidence de la Cour des comptes, son corps d’origine, lui était proposée, le commissaire renoncerait sans trop de regrets. Qu’à cela ne tienne, début octobre, Macron s’ouvre au président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, d’une idée susceptible d’arranger chacun : nommer à ses côtés l’actuel premier magistrat du palais Cambon, Didier Migaud, de sorte à libérer le poste pour Moscovici.
Réticences
A priori, le plan tient la route. Après neuf ans de présidence de la Cour des comptes, longévité déjà exceptionnelle, Migaud n'est pas opposé au mouvement. Du côté de la rue de Montpensier, l'idée est validée sans difficulté : «Nommer Migaud, qui a été le premier magistrat de la Cour des comptes, ce n'est pas illégitime. Il n'y a pas de problème d'indépendance ou de compétence, indique-t-on en interne. Qu'il soit nommé pour laisser la place à Moscovici, cela ne nous regarde pas.»
Dans le feu de l'action, Macron néglige toutefois un détail : étant déjà engagé vis-à-vis de Mézard, il lui faut obtenir du président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, le soutien à la nomination de Migaud. Le 2 janvier, le chef de l'Etat invite donc son ancien lieutenant à déjeuner à l'Elysée pour lui exposer son plan. C'est le bug. Contre toute attente, Ferrand se cabre. Ce bizarre jeu de chaises musicales, le locataire de l'hôtel de Lassay n'en comprend pas l'intérêt. Et dans l'entourage du chef de l'Etat, il est loin d'être le seul. «Je suis extraordinairement sceptique, confie un pilier de la majorité. Pourquoi récompenser Migaud, qui ne nous a jamais aidés, ou vouloir recaser à toute force Moscovici, qui ne représente que lui ? Macron vit avec l'illusion qu'en additionnant des figures de courants, on additionne des courants. Rien n'est moins sûr.»
Le commissaire européen Pierre Moscovici, en 2014. PHOTO JULIEN PEBREL. MYOP
Chez les interlocuteurs socio-démocrates de Macron, les réticences sont d’autant plus fortes que certaines personnalités ont été écartées sans égards. Ainsi de l’ancien Premier ministre PS Jean-Marc Ayrault, ou de l’ancien directeur de cabinet de Lionel Jospin à Matignon et conseiller d’Etat Olivier Schrameck, finalement nommé en janvier au Conseil supérieur de la magistrature. Mis sous pression par Macron, le président de l’Assemblée cherche la parade.
Son entourage chuchote qu’en fait de candidat, Ferrand préférerait pousser une juriste respectée. Donner aux femmes la majorité au Conseil (cinq contre quatre) servirait de symbole, aurait-il fait valoir. Toutefois, le tenant du perchoir se laisse jusqu’à la dernière minute pour trancher. Sa décision n’en est pas moins imminente : c’est en fin d’après-midi ce lundi que doit être envoyé le courrier convoquant les députés de la commission des lois pour l’audition du candidat du président de l’Assemblée au Conseil constitutionnel.
Finalement, seul le candidat soutenu par le président du Sénat, Gérard Larcher, en remplacement de l'ex-sénateur RPR Jean-Jacques Hyest, est sûr d'obtenir son ticket d'entrée au Conseil : il s'agit du vice-président apparenté LR de la commission des lois du Sénat et actuel rapporteur de la commission sur la révision constitutionnelle, François Pillet, 68 ans. «C'est le meilleur pour exercer cette fonction, apprécie un ponte du palais du Luxembourg. Un homme libre, pas inféodé au parti.» Ce qui est désormais un prérequis pour la rue de Montpensier.