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Libération
La France du grand débat

«Avant, ils mentaient mais ils savaient parler»

Lors du grand débat à Gray (Haute-Saône), mercredi. (Albert FACELLY/Photo Albert Facelly pour Libération)
publié le 14 février 2019 à 12h47
(mis à jour le 14 février 2019 à 12h48)
Picto La France des grands débats #logolibePendant dix jours, notre reporter Ramsès Kefi et le photographe Albert Facelly sillonnent l’Hexagone pour prendre le pouls des grands débats en cours. Premiers échos dans le Nord et en Haute-Saône.
Il y a cet étudiant, fin, long et tout de noir vêtu, qui parle dans une petite salle de tondre les puissants inconscients pour sauver la planète et non plus le petit Français au crâne déjà grignoté par la calvitie, quand il n’est pas déjà boule de bowling. Une dame pense qu’il est au moins de La France insoumise. Gauchiste, quoi, ascendant utopiste.

On l’a embarqué en voiture parce qu’il était seul dans la nuit noire, après le grand débat organisé à Wasquehal, dans le Nord, à regarder les horaires d’un bus qui ne passera pas. Dix-huit personnes, parité parfaite ce soir-là. Sur la banquette arrière, il explique être de droite, sympathisant gilet jaune et ex-soutien de François Fillon à la présidentielle. Mais il ne sait plus vraiment où se trouve la droite sur la carte. Ici ? Là ? Où est la ligne de démarcation ? 2017 a l’air si loin : il est à deux doigts d’en faire un récit au subjonctif imparfait.

Sur la route, quelque part en Normandie, Robin, moustache et gilet jaune, nous avait prévenus en face d'une cabane indiquant un rond-point occupé : «Je ne te crois plus, tu ne me crois plus, il ne me croit plus… On fait comment ?» Et : «Je vote Marine Le Pen, mais je me sens proche aussi du maire communiste de la ville.» Tout ça pour raconter une période d'agnosticisme politique, où de gens quittent leur foi, y reviennent parfois à l'occasion et se moquent bien des courants – gauche, droite et leurs extrêmes.

Fumisterie

A Gray, en Haute-Saône, un vieil homme a pris le micro au milieu de 80 âmes pour annoncer le nouveau monde tel qu’il le voit : le clivage le plus concret n’est plus politique mais géographique, entre l’homme de la ruralité et celui des villes, avec tout son lot d’inégalités et de ressentiments.

Clément, 20 ans, s'informe sur Mediapart et RT France avec l'intime conviction qu'il y a un loup médiatiquement parlant. Ce n'est pas de l'aversion, mais une suspicion, teintée de gentillesse, qui a néanmoins la bobine d'un juge qui mettrait un journaliste à l'ombre au moins jusqu'à la prochaine présidentielle. A Gray, il doute même, avec tendresse cette fois, de celui qui fera la synthèse des interventions de la soirée – où va notre parole ? Et que va-t-on en faire ?

Ici, d’aucuns expliquent la même chose que d’autres, ailleurs, qui marchent le week-end en jurant que ce grand débat est une fumisterie : si on met de côté la dimension matérielle (hausse du smic et des retraites, baisse des taxes…), ils réclament du respect de là-haut. Soit, que la divinité présidentielle se mette à la hauteur des Hommes. Qu’il cesse les petites phrases et qu’il dorlote les complexes des plus modestes plutôt que de les chatouiller.

On croise de tout sur la route, du bonhomme qui rêve de pendre Macron à la vieille dame à la fourrure qui jure que la France est l'un des pays où le peuple est le plus heureux du monde, avec un président qui mériterait d'être augmenté. «Il touche 10 000 ? Il devrait être à 20 000 ! Vous savez, il dort peu pour la France.» Parmi les interrogations récurrentes, celle-ci : où diable va l'argent des taxes et de tous ces prélèvements ? Expliquez-nous sans mille nuances et là, on comprendra.

«Fuck news»

Des quidams maudissent Jupiter, mais le louent aussi d’avoir ressoudé les êtres humains. Ils se parlent, se rencontrent, s’entraident. Se serrent la main, se font la bise. Refont le monde, s’informent, imaginent. Les moins réservés prêchent, avec verve et statistiques précises comme un politique sur BFM TV. Dans le Nord, un ex-magistrat, référent des grands débats dans la région, est formel : on ne sait pas où toutes ces prises de parole vont mener, mais les Français avaient besoin de parler. Et de témoigner tout fort de leur quotidien. Alors, quoiqu’il advienne, ce sera déjà ça de pris.

«Fake news» revient souvent dans les bouches, ce qui consacre l'autre tendance spirituelle : l'athéisme journalistique, quand on part du principe que tout est, d'une manière ou d'une autre foutaises. On prend alors ce qui arrange à l'instant T, en assurant que sa source d'information, même vérolée – et alors ? – le sera toujours moins que celle du JT officiel. Des quidams emmerdent les médias jusqu'à l'os, mais les remercient sans faire exprès, au détour d'une phrase, d'avoir révélé l'affaire Benalla. La dame à la fourrure prononce fake news, «fuck news».

A Wasquehal, un homme chauve, la cinquantaine, a questionné les Hommes en laissant de côté celui qui est au-dessus : quels sacrifices chacun est capable de faire pour que ça aille mieux ? Il a pris l’exemple de la planète : si on demande à chacun de «perdre» un quart d’heure par jour, mettons chaque matin, pour éviter l’apocalypse écologique, qui le fera sur la durée ?

Robin, le vieil homme normand, ne s'en remet qu'aux cieux : «[Macron] peut tout régler s'il le veut, en nous donnant ce qu'il peut.» Et : «Avant, ils mentaient mais ils savaient parler.» De plus en plus, des gens se projettent dans l'au-delà : qu'est-ce qu'il y aura après les samedis de blocage ? Et puis, est-ce qu'il y aura vraiment quelque chose après les ronds-points ?