Il est arrivé au palais Rohan sous les applaudissements de ses proches et ses yeux se sont embués. Alain Juppé, nommé à la surprise générale au Conseil constitutionnel, a fait jeudi ses adieux à la politique mais surtout à la ville dont il a été maire plus de vingt-cinq ans. «Quitter cet hôtel de ville, cette fois-ci de mon plein gré, est pour moi un crève-cœur», a-t-il déclaré en préambule. Son entrée en fonction au Conseil constitutionnel étant programmée pour «les premiers jours de mars», c'est à ce moment qu'il démissionnera de tous ses mandats électifs, maire et président de la métropole de Bordeaux. Le remplacement de Lionel Jospin par Alain Juppé, annoncé jeudi par le président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, a pris tout le monde de court, et même l'intéressé à l'en croire.
«Chance»
«Je ne m'attendais nullement à cette proposition. J'ai dû me décider en vingt-quatre heures, a dit Alain Juppé. Depuis plusieurs semaines, j'avais pris la décision de ne pas me représenter en mars 2020 à l'élection municipale.» L'édile reconnaît d'ailleurs avoir volontairement «laissé planer le suspense pour éviter les turbulences» locales sur sa succession. Deux raisons ont imposé ce choix selon cette figure du RPR, ancien dauphin de Jacques Chirac. La volonté «de ne pas faire le mandat de trop», mais aussi une raison plus personnelle : «La vie politique est comme toujours un combat. J'ai aimé le livrer ; toujours avec passion. Aujourd'hui, l'envie me quitte, tant le contexte change», a reconnu l'intéressé, 74 ans dont près de cinquante consacrés à la politique.
Le cofondateur de l'UMP, qui fut condamné en 2004 à quatorze mois de prison avec sursis et à un an d'inéligibilité pour prise illégale d'intérêts dans l'affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, ne supporte plus un esprit public «délétère», «la montée de la violence, le discrédit des hommes et des femmes politiques, le "tous pourris", la stigmatisation des élites». «Dans ce climat général infecté par les mensonges et les haines que véhiculent les réseaux sociaux, la vie publique est lourde à porter», a insisté celui qui avait été au cœur de nombreuses fake news pendant la primaire de droite de l'automne 2016.
Juppé, qui se targuait d'être «droit dans ses bottes» lorsqu'il était à Matignon, et s'était trouvé contraint de retirer sa réforme des retraites et de la sécu après trois semaines de grèves massives à l'hiver 1995 aspire désormais à plus d'apaisement. «Je souhaite servir notre République dans un environnement plus serein. Le Conseil constitutionnel m'en donne la chance», a-t-il estimé. Après la leçon politique de l'ancien monde au nouveau, Alain Juppé a rendu hommage à sa ville. «Je n'ai pas pris cette décision de gaieté de cœur. Avec Bordeaux et son peuple, nous sommes en quelque sorte un vieux couple. C'est un arrachement de me séparer de qui j'ai tant aimé, a-t-il lâché la voix cassée par l'émotion et encouragé par de nouveaux applaudissements. Bordeaux la belle, la belle tout court, je te souhaite bon vent.»
Cordon
Chez les Bordelais son départ a créé stupeur et questionnements. «Difficile d'imaginer qu'il peut y avoir quelqu'un d'autre à sa place», note Bruno, prof de mathématiques. Cathy et Gilles tous deux restaurateurs : «Un peu de sang neuf, ça ne fera pas de mal.Notamment sur le plan culturel», pointe-t-elle. Et lui de poursuivre, ironique : «En revanche, ils vont être perdus sans lui. Que va faire son équipe sans dieu le père ? Car il faut l'admettre aussi, Alain Juppé a tout de même réussi le tour de force de rendre cette ville beaucoup plus attractive.»
«Ville embellie», «quais transformés», «bâtiments lumineux», «bien desservie» : i nterrogés à chaud, beaucoup d'habitants se souviendront d'un homme qui a fortement contribué au «réveil» de la cité bourgeoise.
Annie, Bordelaise d'adoption depuis plus de deux décennies, considère son départ comme une suite logique : «Il est trop vieux aujourd'hui pour continuer à un tel poste. Je me souviens d'ailleurs, qu'à l'époque, il reprochait lui-même à Chaban-Delmas d'être resté trop longtemps… A son tour d'être réaliste !»
«Avec son poste au Conseil constitutionnel, il va avoir une retraite peinarde le veinard», sourit d'ailleurs Samuel, gérant d'un commerce. «Etonnant qu'il puisse avoir accès à ce poste avec son passif, soupire Marie, étudiante à Bordeaux. Il y a des choses qui ne changent jamais.» Anne et Geneviève deux retraitées redoutent néanmoins de couper le cordon : «On a très peur de savoir qui va lui succéder maintenant.» Edouard Philippe ? Interrogé Alain Juppé est resté coi. Tout comme son adjoint aux finances, Nicolas Florian, pressenti pour lui succéder : «Vous le saurez en temps voulu.»