De quoi parle-t-on ?
D'un amendement qui s'est glissé dans le projet de loi «sur l'école de la confiance». Le texte, qui prévoit notamment l'abaissement de l'âge de l'instruction obligatoire à 3 ans et l'introduction des termes «parents 1» et «parents 2» dans les formulaires scolaires, a été complété lundi soir par une proposition du député LR Eric Ciotti : rendre le drapeau français obligatoire dans les salles de classe. Les députés ont adopté l'amendement après l'avoir complété. Au drapeau tricolore devrait être accolé le drapeau européen, ainsi que des paroles du refrain de l'hymne national «Dans chacune des salles de classe des établissements du premier et du second degré, publics ou privés sous contrat». Installés aux frontons des écoles ou dans les préaux depuis la IIIe République, les drapeaux n'ont jamais été obligatoires.
Une mesure «très simple», «à des coûts tout à fait assumables par le ministère», selon le ministre de l'Education, Jean-Michel Blanquer, mais aussi inflammable. Le président de la commission des affaires culturelles et de l'éducation, Bruno Studer (LREM), a d'ailleurs demandé une seconde délibération, l'amendement ayant déclenché de nombreuses critiques. Il doit être examiné d'ici à vendredi.
Quelles sont les critiques ?
Une mesure superflue
De la «poudre aux yeux», balaie la FCPE, première fédération de parents d'élèves. «Former des républicains, cela ne peut pas se résumer à montrer des symboles. Former des républicains, c'est débattre, comprendre et élever les jeunes en citoyens.»
La superficialité de la mesure agace d'autant plus que la liste des priorités est longue. «Un drapeau ne répondra pas aux problèmes des collègues du collège Jean-Moulin-d'Arnouville en grève hier à 93%. Ils réclament plus d'encadrement et d'être classés REP [Régime d'éducation prioritaire, ndlr]», a par exemple affirmé le SNES FSU.
[presse] Un drapeau ne répondra pas aux problèmes des collègues du collège Jean Moulin d'Arnouville en grève hier à 93%. Ils réclament + d'encadrement et d'être classés REP https://t.co/viN7XwpF30
— SNES-FSU (@SNESFSU) February 13, 2019
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Une mise en cause de l'enseignement
«Cet amendement permet d'en remettre une couche sur l'idée que l'école ne transmet pas les valeurs de la République, ou qu'elle n'y serait pas suffisamment attachée», juge Catherine Nave-Bekhti, secrétaire générale SGEN-CFDT, interrogée par le Monde.
La députée socialiste George Pau-Langevin a également critiqué une mesure pouvant être perçue comme un signe de «défiance» envers les enseignants.
Une logique de caserne
«Les écoles ne sont pas des casernes», a cru bon de rappeler le député insoumis Michel Larive. Dans un texte publié sur le site Figarovox, Maxime Tandonnet, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy écrit de son côté : «Tout drapeau est le signe d'une allégeance. L'école et l'armée ont chacune leur vocation et leur grandeur. Mais elles ne doivent pas être confondues. La première a pour mission fondamentale la diffusion entre les générations de la culture et d'un savoir-faire. La seconde est consacrée à la défense de la Nation. Dans une démocratie libérale, leurs deux rôles doivent être clairement séparés. Le livre est à l'école ce que le drapeau est au régiment.»
L'identité plutôt que l'égalité
«On peut respecter la patrie sans aller vers le nationalisme. Avec l'amendement d'Eric Ciotti pour intégrer les drapeaux dans les classes, il y a un glissement effectif de l'égalité vers l'identité», a déclaré Michel Larive. La députée communiste Elsa Faucillon, elle, a aussi critiqué «ceux qui invoquent la crise d'identité en ignorant la vraie crise : celle de l'égalité, à l'école et au-delà». Accrocher un drapeau, ce serait aussi le brandir contre l'autre.
Eric Ciotti, qui voit dans l'étendard tricolore «une digue contre les multiples fléaux qui menacent notre pays», ne s'en cache pas, n'hésitant pas à convoquer le «communautarisme islamiste».
Pourquoi le drapeau suscite-t-il des crispations ?
Au-delà du cadre scolaire, le drapeau français est souvent source de gêne et de débat. Interrogé après les attentats de Paris, quand le bleu-blanc-rouge s'affichait largement, l'historien Bernard Richard expliquait : «Les emblèmes de la nation sont utilisés par tel ou tel camp, à tel point qu'ils sont devenus des objets de discorde. C'est une instrumentalisation pour dire "nous sommes le vrai peuple français".»
A l'origine associé à la Révolution et aux valeurs de la République, en opposition au drapeau blanc de la monarchie, l'étendard bleu-blanc-rouge a été «en quelque sorte souillé par le bellicisme et le nationalisme ambiant» pendant la guerre de 14-18, expliquait le spécialiste de l'extrême droite Jean-Yves Camus. «Quinze-cent mille hommes morts pour cette saloperie tricolore», écrira d'ailleurs Jean Zay, âgé de 19 ans et plus tard ministre de l'Éducation, dans le poème Le Drapeau.
La Seconde guerre mondiale et les guerres coloniales renforceront cette association. «Conséquence, l'extrême droite a eu le champ libre pour s'emparer du drapeau tricolore. Au point d'en faire un élément même de son identité, sa construction et son discours», ajoutait-il.
Autre élément, selon Bernard Richard : les Français, marqués par la loi de 1905 sur la laïcité, très attachés au principe de neutralité, rejetteraient «les conduites ostentatoires. Le caractère sacré souvent donné au drapeau permet de comprendre l'attitude de retenue dans le pavoisement des façades. Peut-être faut-il voir la même exigence de retenue dans la gêne que suscite aujourd'hui chez certains Français la vue d'une femme voilée manifestant ses convictions religieuses dans l'espace public».
Une réappropriation progressive ?
Longtemps très gênée par ce drapeau entaché, lui préférant parfois l'étendard rouge, la gauche a amorcé une réappropriation. «Dans les années 1990, avec des hommes comme Jean-Pierre Chevènement ou Max Gallo, apparaît un courant politique à gauche qui place les valeurs de la République au cœur d'un projet socialiste», explique ainsi l'historien Jean Garrigues. En 2007, Ségolène Royal, tout à sa volonté de réhabilitation du patriotisme de gauche, déclare même : «Je pense que tous les Français devraient avoir chez eux le drapeau tricolore. Dans les autres pays, on met le drapeau aux fenêtres le jour de la fête nationale.» Les protestations réglementaires s'étaient exprimées, mais le sujet, de fait, était devenu moins tabou.
Dans son couloir, Jean-Luc Mélenchon, creuse également le sillon de cette réappropriation. «Le drapeau tricolore et la Marseillaise sont des symboles révolutionnaires», déclarait-il sur France 3. Preuve que les lignes de fractures ont bougé, en octobre 2017, c'est contre le drapeau européen qui trône à l'Assemblée que les insoumis s'étaient élevés.