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Récit

Logement : un achat hors-sol

La métropole de Rennes expérimente le «bail réel solidaire» : sous conditions de ressources, un acheteur peut prendre possession des murs et louer le terrain pendant 99 ans. Un outil antispéculation.
Emmanuelle Morillon, candidate au bail réel solidaire à Rennes, début février. (Photo Thierry Pasquet. Signatures pour Libération)
publié le 18 février 2019 à 18h56

Commençons par un problème d’arithmétique (facile) : soit un appartement vendu 4 430 euros le mètre carré à Rennes. Sachant que le terrain représente 50 % de ce prix, combien vous coûtera ce logement si vous ne payez pas le foncier ? Moitié moins cher, cette malice… Mais juste une question : est-il possible d’acheter des murs sans payer le sol qui est en dessous ?

Depuis l'an dernier, la loi Elan l'autorise et la métropole rennaise a voulu tester la formule. Deux outils permettent cette surprenante dissociation du sol et du bâti. «L'office foncier solidaire» d'abord, organisme qui acquiert le plancher des vaches. Et le «bail réel solidaire» ensuite, que va signer l'acquéreur du logement pour louer le terrain. Le bail porte sur 99 ans et, dans la métropole bretonne, le loyer est fixé à 15 centimes par mètre carré et par mois. Par exemple : 7,50 euros pour 50 mètres carrés, ça va.

L'acheteur n'a plus ensuite qu'à payer l'appartement lui-même. Moitié moins cher, donc. Les malins qui penseraient réaliser l'affaire du siècle et la culbute à la revente vont être déçus : le système a prévu toutes les conditions pour les court-circuiter. Les candidats, choisis sur dossier en commission d'attribution, doivent être éligibles au prêt à taux zéro, autrement dit avoir des revenus moyens. Une fois retenus, s'ils veulent revendre, leur acheteur devra répondre aux mêmes conditions de ressources. A défaut d'en trouver un rentrant dans le cadre, l'office foncier solidaire rachètera. A quel prix ? Celui d'origine, augmenté de l'indice de référence des loyers (+ 1,74 % au 4e trimestre 2018).

Vivien Charles, candidat au bail réel solidaire à Rennes, début février.

Photo Thierry Pasquet. Signatures pour Libération

Même règle pour les héritiers : s'ils sont au-dessus des plafonds de ressources, impossible d'occuper l'appartement. Ils doivent le vendre. «Ils n'auront pas le logement mais ils récupéreront le capital, explique-t-on à Rennes Métropole. On n'est pas là pour déshériter les gens.» Heureusement parce que dans un pays où la propriété, valeur constitutionnelle depuis la Révolution, est ancrée dans les crânes, le bail réel solidaire bouscule déjà très fort. Sans doute les mentalités évoluent-elles car sitôt ce nouvel instrument juridique disponible, les premières candidatures de Rennais sont arrivées. Emmanuelle Morillon, documentaliste dans un lycée et mère de deux grands enfants, en fait partie. C'est important d'être propriétaire du foncier ? «Non, répond-elle. De toute façon, je n'ai pas le choix.» Et le mécanisme antispéculatif ? «Il me semble juste. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas la plus-value, c'est d'avoir un logement et pas de loyer à payer quand je serai à la retraite.» Un propos qui résume l'objectif visé par la collectivité.

Pour une ville historiquement de gauche comme Rennes, le rapport au marché immobilier n'est pas simple. D'un côté, Sébastien Sémeril, premier adjoint au maire en charge de l'urbanisme, assume un volontarisme en béton : «Une municipalité qui ne tient pas sa ville en matière de logement laisse faire la machine à exclusion», dit-il. La métropole (43 communes) consacre 30 millions d'euros par an à son plan local de l'habitat, refuse de vendre ou de démolir des logements sociaux et fait en sorte que 60 % des logements neufs soient régulés d'une manière ou d'une autre.

Frustrante

Cette politique fait consensus parmi les maires. «C'est l'antithèse du ruissellement, poursuit l'élu. La collectivité a des outils juridiques pour venir réguler le marché. Le budget du plan local de l'habitat permet d'amortir la crise et à l'inverse, en période de croissance, d'en corriger les effets pervers.» Dans ce contexte, le bail réel solidaire est «un outil qui va permettre d'aider des personnes à accéder à la propriété là où, dans les cinq ans, si on laisse faire, cela deviendra carrément impossible».

Mais d’un autre côté, les élus ne sont pas non plus là pour brider les aspirations légitimes de leurs concitoyens à posséder leur logement. Dans une agglomération dont les deux tiers des 440 000 habitants gagnent moins de 2 500 euros par mois et où le mètre carré dans le neuf atteint 4 500 euros en moyenne, il ne faut pas compter sur le marché pour répondre à cette demande.

Du coup, depuis 1997, la métropole rennaise a développé «une action très volontariste sur l'accession sociale», explique Nathalie Demeslay, responsable du service habitat à l'agglomération. En clair, la collectivité aide depuis longtemps les gens à acheter, en négociant avec les promoteurs. Comment ? En jouant sur le prix du foncier. Sans entrer dans la subtilité des montages juridiques, on peut décrire un schéma dans lequel la collectivité cède le terrain aux constructeurs avec un gros rabais, à charge pour eux de le répercuter sur le prix de vente au client. Pour bénéficier de cette opportunité, les candidats doivent répondre à des conditions de ressources et, pendant quelques années, ils ne peuvent théoriquement pas mettre l'appartement sur le marché pour faire une plus-value. Sauf que, dans la réalité, les dérogations accordées lors des divorces, chômage et autres accidents de la vie étant nombreuses, ils le font. Du coup, l'argent public aura certes solvabilisé un ménage pour qu'il accède à la propriété mais il aura aussi contribué à alimenter la spéculation. Paradoxal. Comme le résume Vivien Charles, 26 ans, boucher qui fait lui aussi partie des premiers candidats au bail solidaire, «c'était un peu débile. Les gens faisaient une grosse plus-value et Rennes Métropole se faisait avoir».

Cela étant, jusqu'à la création du bail réel solidaire, le droit de l'accession aidée ne prévoyait que cette formule frustrante. La collectivité finance un logement social, permet à des gens d'en devenir propriétaires et pof, une revente plus tard, l'appartement bascule dans le parc privé. Désespérant. «Du coup, se souvient Nathalie Demeslay, on avait une approche extrêmement morale dans le choix des bénéficiaires. Il fallait plutôt des familles n'ayant jamais été propriétaires et surtout pas de candidats pour des petits logements parce que c'est le produit le plus spéculatif.» Malgré toutes ces précautions, certains «décrochaient le pompon, d'autres pas», soupire-t-elle.

Mixité

Avec le bail solidaire, c'est fini. «On sort ce produit d'une logique de marché. C'est vraiment une troisième voie entre le tout-locatif social et le tout-privé.» Une voie durable. Certes, la puissance publique «offre» d'une certaine manière le terrain à l'acheteur, puisque c'est elle qui le paie. Mais la revente étant encadrée, l'appartement ne sortira jamais du parc social. «Nous pérennisons l'effet des aides publiques, se félicite Honoré Puil, vice-président de Rennes Métropole en charge de l'habitat et du logement. Mieux, cela nous permet de construire un parc d'accession à la propriété pas nécessairement dans le neuf. Nous allons créer un marché de l'occasion.» C'est l'autre révolution du système. Quand les acheteurs d'appartements en bail solidaire revendront et choisiront leur client, même avec des conditions, ces propriétaires d'un nouveau type deviendront des acteurs du parc social.

Enfin, et ce n'est pas le moindre de ses mérites, le dispositif favorise la mixité. Avec lui, fini le «prix du quartier», toujours déterminé par celui du foncier, vu que le coût de la construction n'est pas trois fois plus cher quand les clients sont trois fois plus riches. Vivien Charles, qui espère bien que sa candidature au bail réel solidaire sera retenue, s'en réjouit d'avance : «On va se retrouver avec des gens qui auront payé 300 000 euros et nous 180 000.»

Les 29 premiers baux réels de solidarité seront attribués sur le quartier Plaisance, prévu en bord de canal. Coop de construction, le bâtisseur, a déjà reçu 90 candidatures.