Nouveau big-bang dans l'affaire Benalla. Alors que l'ancien collaborateur d'Emmanuel Macron est incarcéré depuis mardi à la prison de la Santé pour avoir violé son contrôle judiciaire, l'Elysée est désormais en première ligne. Après six mois de travaux et l'audition d'une quarantaine de personnes, les sénateurs viennent de remettre leur rapport sur ce scandale à tiroirs qui n'en finit pas de gangrener l'exécutif. «Il est heureux que le Sénat existe», s'est félicité le rapporteur Jean-Pierre Sueur lors de la présentation du document, dont les conclusions sont aussi accablantes pour Alexandre Benalla que pour les plus hautes instances de l'Etat. Une somme qui donne le tournis tant l'accumulation des dysfonctionnements graves apparaît criante. «Si ces agissements sont ceux d'un homme, ils n'ont été possibles que parce qu'il évoluait dans un système», ont insisté les rapporteurs, évoquant une longue «chaîne d'irresponsabilités». Pointant les «omissions», les «incohérences» et les «contradictions» de certains collaborateurs d'Emmanuel Macron, les sénateurs ciblent nommément le secrétaire général de l'Elysée, Alexis Kohler, le directeur de cabinet, Patrick Strzoda, ainsi que le chef du groupe de sécurité du président de la République, le général Lionel Lavergne. Tous sont accusés d'avoir retenu «une part significative de la vérité» face à la commission, en particulier sur la véritable fonction d'Alexandre Benalla.
Décrits comme les «maillons faibles de la sécurité du chef de l'Etat», l'ex- garde du corps et son comparse Vincent Crase sont par ailleurs accusés d'avoir menti sous serment devant la commission, parjure passible de cinq ans d'emprisonnement. A propos du porte-parole du gouvernement qui accusait mercredi les sénateurs d'avoir énoncé des «contre-vérités», Jean-Pierre Sueur, contacté par Libération, fustige une réaction «complètement à côté de la plaque». «Le comportement d'Alexandre Benalla a suscité des dysfonctionnements en chaîne de l'appareil d'Etat, insiste le rapporteur. Le mieux pour eux eût été de le reconnaître plutôt que de s'arc-bouter sur une position défensive en niant l'évidence.»
Benalla à l’Elysée, un rôle anormal
Quel était le rôle réel d'Alexandre Benalla à l'Elysée ? Les sénateurs ont la «conviction» que l'ancien adjoint au chef de cabinet a exercé, de fait, «une fonction essentielle pour l'organisation et la gestion de la sécurité du président de la République». Et cela «au risque d'en perturber le fonctionnement normal». Les parlementaires s'appuient notamment sur la fiche de poste d'Alexandre Benalla, dont ils ont finalement obtenu la transmission après plusieurs relances. «Lorsqu'on la lit, on constate que contrairement à ce qui a été dit sous serment, une mission de coordination des services de sécurité lui a été confiée et qu'il l'exerçait seul», s'est étonné le rapporteur Jean-Pierre Sueur, soulignant que cette «coordination» ne relevait «pas uniquement de considérations à caractère logistique». «Fort de la confiance et de la liberté d'action qui lui étaient accordées et dans l'ambivalence des missions officielles qui lui étaient confiées, [il] s'était arrogé un rôle central dans le fonctionnement des services de sécurité», notent les sénateurs dans leur rapport. Trois hauts responsables de l'Elysée sont accusés d'avoir omis de préciser cette mission cruciale lors de leur audition : Alexis Kohler, Patrick Strzoda et Lionel Lavergne. Ils pourraient à leur tour faire l'objet de poursuites judiciaires.
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Pour étayer leur constat, les sénateurs reviennent notamment sur les conditions d'attribution «inédites et dérogatoires au droit commun» du permis de port d'arme d'Alexandre Benalla. Leur rapport révèle même l'existence d'un courrier adressé à Patrick Strzoda, dans lequel Benalla suggère de prendre un arrêté confidentiel du président de la République pour obtenir son port d'arme à titre exceptionnel. Cette note a d'ailleurs été envoyée à la préfecture de police de Paris à l'appui de la demande, finalement validée par cette voie. Par quoi était justifiée cette requête ? Alexandre Benalla avait clamé devant la commission qu'il s'agissait d'assurer sa protection personnelle. Les sénateurs sont arrivés à la conclusion inverse, estimant que l'ancien collaborateur de l'Elysée exerçait bien «une fonction de protection rapprochée du président de la République». Un constat «pourtant obstinément nié par les collaborateurs de l'Élysée entendus».
Un enchaînement de dysfonctionnements après le licenciement
Si une large partie des griefs vise l'absence de réaction des autorités à la suite des faits du 1er Mai, les sénateurs pointent aussi des dysfonctionnements consécutifs au départ d'Alexandre Benalla de l'Elysée, fin juillet. «Les diligences minimales nécessaires pour garantir la pleine application de la sanction de licenciement d'Alexandre Benalla n'avaient pas été accomplies par la présidence de la République et les ministères concernés, note la commission d'enquête. Notamment pour s'assurer de la restitution après son départ des moyens dont il disposait uniquement pour l'exercice de ses fonctions.» En premier lieu, les sénateurs observent que l'Elysée ne s'est inquiété de la non-restitution du téléphone hautement sécurisé «Teorem» qu'en octobre 2018, soit trois mois après le licenciement d'Alexandre Benalla. Mais même à cette date, aucune demande de retour du terminal n'est adressée à l'ancien adjoint au chef de cabinet. «L'Elysée s'est seulement assuré que l'appareil n'avait pas été utilisé et l'a désactivé à distance», regrettent les sénateurs.
Leur rapport est encore plus sévère concernant les conditions d'attribution et de non-restitution de quatre passeports professionnels, dont deux diplomatiques. «Les différentes administrations ont été incapables, pendant plus de cinq mois, d'obtenir de lui la restitution effective et définitive de ses titres de voyage», relèvent les sénateurs. Les responsabilités du ministère de l'Intérieur sont notamment soulevées. «Il est surprenant qu'aucune instruction individuelle n'ait été donnée à la police de l'air et des frontières», souligne la rapporteure Muriel Jourda. Ces passeports diplomatiques ont ainsi pu être utilisés plus d'une vingtaine de fois par Alexandre Benalla après son départ de l'Elysée.
L’Elysée rattrapé par sa négligence sur le contrat russe
C'est un des volets les plus embarrassants pour Alexandre Benalla et Vincent Crase. Négocié à partir du début de l'année 2018 avec l'oligarque russe Iskander Makhmudov à une période où l'un et l'autre sont toujours en poste à l'Elysée, le contrat de sécurité révélé par Mediapart plombe le tandem à au moins deux titres. D'abord car il met en lumière les mensonges proférés par les deux hommes devant la commission dans le but de minorer, voire de nier leur rôle. Lors de sa deuxième audition, le 21 janvier, Benalla a ainsi réfuté toute implication dans la négociation ou l'exécution de ce contrat conclu par la société de Vincent Crase. «Je n'ai jamais été intéressé au moindre contrat que M. Crase a pu passer avec qui que ce soit», affirme alors l'ancien collaborateur d'Emmanuel Macron. «M. Benalla n'est jamais intervenu lors des négociations de ce contrat», abonde Crase. Des affirmations formellement démenties depuis par plusieurs éléments. Selon des enregistrements dévoilés par Mediapart, Benalla et Crase se sont en effet rencontrés et concertés le 26 juillet afin de trouver le meilleur moyen de poursuivre le contrat russe, menacé par les révélations sur leur implication dans les violences du 1er Mai. «Faut changer de portage pour faire ce qu'on avait prévu de faire, intime Benalla. Faut que tu disparaisses de la boîte.»
Autre pièce à charge : le témoignage de Jean-Maurice Bernard, président de Velours, la société sollicitée pour sous traiter une partie des prestations, a reconnu sur BFM TV qu'Alexandre Benalla avait participé à «deux ou trois rendez-vous sur ce contrat». Des versions incompatibles qui ont poussé les sénateurs à demander la saisine de la justice pour parjure. Mais l'affaire du contrat russe ne se limite pas à une «faute déontologique majeure». Elle soulève aussi de nombreuses questions sur les risques d'une telle collaboration en termes de sécurité nationale. En raison de la «dépendance financière» qu'il induit, ce contrat serait ainsi de nature à «affecter la sécurité de l'Etat et, au delà, les intérêts de notre pays», soulignent les sénateurs. Un risque d'autant plus sensible que la polémique a dépassé le cadre élyséen. Comme l'avait révélé Libération, un des hommes chargé d'exécuter le contrat russe est un très proche de Benalla : Chokri Wakrim, un militaire issu des forces spéciales en couple avec l'ex-cheffe de la sécurité de Matignon. Selon nos informations, l'homme a aussi déplacé le coffre-fort de Benalla, ce qu'il conteste. Une disparition qui fait l'objet d'une enquête judiciaire distincte. «Les ramifications de de cette affaire jusqu'à Matignon et au sein de l'armée française ne manquent pas d'inquiéter», notent les sénateurs, pour qui ce mélange des genres pose de graves questions en termes de vulnérabilité de l'Etat.