«Il ne faut pas tout attendre de l'Etat.» Le 13 septembre 1999, Michelin vient d'annoncer 7 500 suppressions de postes alors que le bibendum fait de gros profits. Et le Premier ministre socialiste de l'époque, Lionel Jospin, prononce cette fameuse phrase qui sonne comme une défaite de «l'Etat stratège» face à la loi du marché. Alors que la France tremble à nouveau pour ses usines, le pouvoir politique semble avoir renoncé à piloter la stratégie industrielle du pays. L'ère des «grands programmes» - qui a donné naissance au Concorde, au TGV, à Airbus et à la fusée Ariane - est en effet révolue. Et tout indique que l'on est entré dans celle des délocalisations et des licenciements boursiers. En matière de coût du travail, la France ne peut plus lutter avec le Maghreb, l'Est, la Chine, constate avec fatalisme le chœur des «experts». A la planification conquérante des années De Gaulle et Pompidou succède l'impuissance inavouable des gouvernants de droite comme de gauche rendus au néolibéralisme anglo-saxon. Et c'est encore Jospin qui s'y colle. A un ouvrier de LU qui lui demande de se bouger pour sauver son emploi, il répond : «Si à chaque fois qu'il y a un plan social on doit nationaliser !» Cet aveu brutal scellera, pour partie, la défaite du 21 avril 2002.
Rideau. En dépit des déclarations claironnantes qui suivront en matière de «patriotisme économique», le cours de Bourse l'emportera désormais toujours sur l'emploi et le «made in France». Les gouvernants se contentent maintenant «d'accompagner» socialement les grandes mutations provoquées par la mondialisation et la technologie. En débloquant ici des aides à la revitalisation des bassins d'emploi, là des incitations au maintien de «l'outil». Mais sans parvenir à éviter la litanie des plans sociaux qui frappent inlassablement la France, du Nord à l'Est : Metaleurop, Goodyear, Florange, Gandrange… Ces deux derniers dossiers colleront aux doigts des présidents Sarkozy et Hollande, qui avaient promis d'éviter l'arrêt sans solution des hauts fourneaux. Entre 1980 et 2007, l'industrie française va perdre 2 emplois sur 5, les effectifs salariés passant de 5,3 à 3,4 millions, selon l'Insee. Et entre 2006 et 2015, ce sont plus de 530 000 emplois qui seront détruits par la fermeture de 27 000 usines… On dégaine de grands plans «nouvelle France industrielle», comme un simulacre du colbertisme passé. Et on légifère pour imposer la recherche d'un repreneur aux employeurs qui tirent le rideau sans se soucier de la casse. C'est la tardive «loi Florange» de 2014 impulsée par Arnaud Montebourg, éphémère ministre du «Redressement productif».
Plus-value. Mais la messe est dite dès 2001 par Serge Tchuruk, qui décrète «l'entreprise sans usines» en mariant le fleuron des télécoms français Alcatel à l'américain Lucent. Ce sera le désastre que l'on sait qui finira par une vente en rase campagne à Nokia. Dans les deux décennies qui suivent, les champions industriels français vont tomber un à un comme des dominos sous l'effet conjugué des fusions-acquisitions ou inversement des «spin-offs» (séparations d'activités) dictées par les financiers. Ce sera d'abord l'ex-CGE (Compagnie générale d'électricité) démantelée pour laisser GEC-Alsthom et Alcatel foncer droit dans le mur chacun de leur côté. Alstom perd son «h» mais ne gagne pas assez de marchés. Puis c'est Usinor qui fond son acier en 2001 dans Arcelor pour finir chez l'indien Mittal. Et Pechiney qui disparaît dans une OPA hostile du canadien Alcan. En 2004, le ministre de l'Economie Nicolas Sarkozy tente de reprendre le flambeau du volontarisme sur l'air du «il faut sauver le soldat Alstom». Mais c'est pour mieux laisser le loup Bouygues entrer dans la bergerie. Dans l'affaire, les chantiers navals de Saint-Nazaire perdent leur pavillon français.
On connaît la suite : en 2014, un certain Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint de l'Elysée puis ministre de l'Economie, scelle le démantèlement d'Alstom. La branche énergie est vendue à l'américain General Electric, qui non seulement ne créera pas les 1 000 emplois prévus, mais en supprimera plus de 500 en France, comme l'a révélé Libé le 22 janvier dernier. Et c'est encore Macron qui, dès son arrivée à l'Elysée, poussera à la vente de la branche rail d'Alstom, cette fois à l'allemand Siemens. Dictée par la menace supposée du chinois CRRC, mais plus probablement par la soif de plus-value de l'actionnaire Bouygues, l'opération est un cas d'école en matière de démission politique. Fallait-il céder Alstom à Siemens alors que le fabricant du TGV affiche d'excellents résultats (475 millions de profits l'an dernier) et que son carnet de commandes est plein (40 milliards d'euros) ? La Commission européenne a finalement mis son veto à la fusion, au nom de la concurrence libre et non faussée. A la grande fureur du gouvernement français, qui pourrait pourtant y voir une opportunité : Alstom est assez fort pour racheter son concurrent canadien Bombardier. Si l'Etat ne peut pas tout, il pourrait au moins encourager un peu d'ambition. Car quand ils restent ancrés dans le pays qui les a vus grandir, les «champions français» restent les mieux placés pour maintenir et créer de l'emploi dans l'Hexagone, sans que cela freine pour autant leur expansion.