Vendredi 22 février : le soleil brille sur la place de l’Opéra, au cœur de Paris. La police est partout. Plus une bagnole ne circule. Un millier d’étudiants et de lycéens défilent, en marche contre le dérèglement climatique aux quatre coins de la planète. Pionnière du mouvement, l’adolescente suédoise Greta Thunberg est en tête de cortège. Malgré la chaleur, elle arbore son éternelle doudoune mauve. La presse crépite autour d’elle. Quelques figures politiques sont également dans les parages. Tout sourire, Yannick Jadot répond aux journalistes : la jeunesse s’organise en faveur de l’écologie, que du bonheur. Cette vague de manifs tombe à pic à trois mois des européennes.
Quelques minutes plus tard, l'ambiance change. Attablée dans un petit restaurant à côté de l'opéra, la tête de liste d'Europe Ecologie-les Verts (EE-LV) n'est plus ravie, mais agacée. Jadot a le sentiment d'être incompris et veut «mettre les choses au clair» : lui et son partiveulent définitivement enterrer la social-démocratie, s'installer au centre du jeu politique et prendre le pouvoir. C'est dit.
«Matrices»
L'ancien de Greenpeace détaille le plan des écolos avec des grands gestes de la main. Un chantier sur mesure. Jadot ne souhaite pas servir de «caution» à une «gauche malade» qui cherche aujourd'hui l'épaule des écolos pour se refaire la cerise. Le parlementaire européen est persuadé que sa liste réalisera un gros score dans les urnes toute seule, comme une grande, et qu'elle montera même sur le podium derrière La République en marche et le Rassemblement national. Dans les derniers sondages, EE-LV tourne autour des 10% d'intentions de vote. Jadot se frotte les mains, en passe de réussir son pari d'un score à deux chiffres. Et peu importe si le total de toutes les voix de gauche pourrait dépasser les 20%, ce qui offrirait une belle planche de salut collective. «Les européennes nous ont toujours réussi. Au lendemain de l'élection, nous ouvrirons les portes pour un grand rassemblement», promet le chef de file écolo. Dans sa boule de cristal, le nouveau monde de Jadot se compose de «trois blocs : les nationalistes, les libéraux et nous, les écolos». Bye bye la «vieille» gauche. Comme un remake du ni-ni d'Antoine Waechter, le premier à avoir amené les Verts au-dessus des 10% lors d'un scrutin européen, en 1989.
Evidemment, le projet de Jadot ne met pas tout le monde d'accord, loin de là. Le Parti socialiste –qui n'a pas tiré un trait sur la social-démocratie– a proposé à plusieurs reprises aux écolos de se ranger derrière eux. Refus à chaque approche : les Verts ne font plus confiance aux roses. Pour eux, le socialisme se résume à une formule : «Promesses et jolis mots dans l'opposition, renoncements au pouvoir.» Lorsqu'on demande au porte-parole du PS, Boris Vallaud, de s'épancher sur la stratégie d'EE-LV, il répond (à l'écrit) : «La question écologique et la question des inégalités sont les deux grandes matrices autour desquels l'action politique doit impérativement se penser. Renvoyer ces sujets à après les élections européennes et à des questions de leadership politique n'a pas beaucoup de sens.» Et il assène : «Le leadership, ça ne se décrète pas, ça se construit.»
Mardi soir à Paris, Génération·s a présenté sa liste européenne : un pas officiel vers la division de la gauche. Benoît Hamon n'a pas évoqué Yannick Jadot. Les bisous sous les flashs de la présidentielle paraissent bien loin. Depuis, les deux hommes ne se causent plus. Pas un mot. Entre eux, il y a une guerre froide et de nombreux points en commun : l'écologie comme clé de la lutte contre la pauvreté d'une part et de l'autre le constat partagé qu'il faut régler définitivement son compte à la social-démocratie. Ce qui coince, c'est la stratégie. Le leader d'EE-LV ne se range plus à gauche : il se définit comme juste écologiste, une manière de se placer au-dessus de la mêlée. Pour appuyer sa démonstration, il fait mine de se poser une question : «[L'ancien ministre socialiste] Stéphane Le Foll se dit de gauche, contrairement à Jean-Louis Borloo, mais qui est le plus écolo des deux?» Bim. Ce positionnement agace Hamon. Pour lui, «l'écologie politique, ça ne passera pas par le fait de dire qu'on est de gauche un jour ou de droite un autre et qu'on est prêt finalement à travailler avec tout le monde». Génération·s ne fait pas dans le détail : pas question de fricoter avec Macron et la droite. «L'écologie libérale, ça n'existe pas», souffle le député européen Guillaume Balas.
«Contre-intuitif»
Mélenchon suit toutes ces discussions de loin. Cela fait des années qu'il a pris ses distances avec la social-démocratie et qu'il marche sur les réserves naturelles des Verts. En 2012, Jean-Luc Mélenchon voulait inscrire dans la Constitution «la règle verte instaurant l'obligation de ne pas prélever davantage que ce que notre planète peut régénérer» et cinq ans plus tard, son parti prônait la sortie du diesel et l'introduction d'une taxe carbone sur les transports de marchandises. Mais aujourd'hui, les courbes se croisant dans les sondages, La France insoumise fait de Jadot sa cible privilégiée, comme jeudi soir en meeting à Troyes. Tête de liste pour les européennes, Manon Aubry LFI n'y va pas par quatre chemins : «EE-LV, c'est la nouvelle social-démocratie. On le voit au Parlement européen. Jadot est peut-être mal à l'aise avec ça mais le groupe vert refuse de sortir des traités, négocie et travaille avec la droite. Ils ont peut-être de belles intentions mais il faut être plus radical, rompre avec les politiques d'austérité pour mettre en place une réelle politique écologique.»
Pas de quoi faire sortir Jadot de ses rails solo. Dans la petite brasserie près de l'opéra, il explique que tous les partis à gauche ont toqué à sa porte, tous prêts à se ranger derrière lui. Et lui, sans la «moindre hésitation», a décliné. Raphaël Glucksmann, cofondateur de Place publique, qui espérait faire l'union de la gauche pour les européennes, ne comprend pas : «Pourquoi rassembler demain et pas aujourd'hui alors qu'il a l'occasion d'absorber la socialdémocratie ?» C'est le patron d'EE-LV, David Cormand, qui lui répond : «Cela peut paraître contre-intuitif de revendiquer le leadership et de refuser l'union, mais dans une période trouble, notre contribution au débat politique, c'est la clarté.» En mai, les écolos n'ont pas intérêt à louper leur grand virage. La «vieille» gauche, les poings serrés, les attend au coin du feu