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Libération
Récit

Les greffiers, ces «invisibles» de la justice

Aux côtés des magistrats et des avocats, les greffiers avaient fait bloc dès le départ contre le projet de réforme de la justice, définitivement adopté le 21 février. Mais derrière cette opposition se cache également un mal-être, mêlant absence de reconnaissance et travail sous pression, en échange de salaires jugés trop faibles.
Le tout nouveau palais de justice de Paris, dans le quartier des Batignolles. (Photo Martin Colombet)
publié le 2 mars 2019 à 10h02

Tirant sur sa valise, Fadila Taieb se presse dans un décor de gris, de blanc et de baies vitrées. Dans cet espace labyrinthique du tribunal de grande instance de Paris, si on ne force pas le pas, pas sûr d'arriver dans les temps. Au nouveau palais de justice de Paris, aux Batignolles (XVIIe arrondissement) ils sont nombreux – près de 1 300 – comme elle, vêtus de leur robe noire, à arpenter en vitesse les couloirs aseptisés du tribunal, tractant des valises à taille variable bourrées de dossiers. Eux – d'ailleurs majoritairement «elles» – sont les greffiers. Qui parfois se baptisent avec amertume «les invisibles de la justice».

A l'audience de la chambre correctionnelle, difficile pourtant de ne pas remarque Fadila Taieb. «Et pour ma suspension de permis, je fais comment ?» ; «Il faut que je signe où ?» ; «Vous avez une date madame le greffier ?» Nichée à gauche de la présidente, tout le monde passe par elle : avocats, magistrats, justiciables. Les piles de notes d'audience défilent sous son stylo, où elle retranscrit en direct le déroulement des débats, avant de taper les jugements. Elle ne s'arrête jamais. «Ici on doit être Shiva. Avoir plusieurs cerveaux, et plusieurs bras.»

Des responsabilités non reconnues

Les greffiers sont les garants du respect de la procédure judiciaire. «On nous prend régulièrement pour des secrétaires», se désole Fadila Taieb. Pourtant, derrière ces postes se cachent des profils hautement qualifiés. 56 % des prétendants à l'école des greffes disposent déjà d'un bac +5, et seulement 10 % des candidats passent le cap de la sélection. Invisible aussi, la quantité de travail qu'ils doivent fournir en amont des audiences. «Les gens ne se rendent pas compte de tout ce qu'on doit faire, on ne s'arrête jamais, on travaille quasiment tout le temps dans l'urgence», soupire une greffière de l'instruction. Attachés à une juridiction spécifique (tribunal d'instance, cour d'appel, prud'hommes…), les greffiers sont les collaborateurs directs des juges. Sans eux, les jugements sont nuls. Ils sont chargés d'authentifier les décisions de justice, tout en assurant le suivi intégral de la procédure. En amont, ils constituent les dossiers pour les magistrats, prennent contact avec l'accusation et la défense. Ils enregistrent les affaires et rédigent les actes juridiques. En parallèle, ces fonctionnaires endossent également un rôle d'accueil. «Je dis souvent que nous sommes les premiers juristes accessibles gratuitement», théorise Fadila Taieb. «L'avocat, il faut payer pour le rencontrer, et le magistrat, vous ne pouvez pas le rencontrer comme ça.» Par conséquent, les greffiers sont régulièrement conduits à conseiller les justiciables, en les renseignant par exemple sur la procédure à adopter, ou la façon de constituer un dossier.

Dans cette gymnastique quotidienne, les greffiers ne peuvent pas compter sur l'aide de leur logiciel Cassiopée, qui parasite l'ensemble de leurs tâches. Évoquer ce nom dans les couloirs du TGI hérisse les poils de ses usagers. Unanimement, «c'est une véritable horreur». En plus de sa lenteur chronique, «Cassiopée, ce fan-tas-tique instrument» est un facteur de stress pour beaucoup, qui pèse considérablement sur le temps de travail. En pleine audience, Fadila, preuve à l'appui, s'exaspère : «Les jugements sont parfois illisibles. Il faut repasser derrière, corriger les termes juridiques, ça prend un temps fou !» Une magistrate ne manque pas de railler, au passage, le coût de cet outil, «géré par l'entreprise détenue par M. Thierry Breton [ancien ministre de l'Économie, ndlr]».

Mais au TGI de Paris, le cœur du malaise semble situé au 11e étage, celui du Tribunal pour enfants. «Elles sont en train de craquer», alerte une greffière des correctionnelles. En raison du manque d'effectifs de ce tribunal sous pression grandissante – notamment avec l'afflux des mineurs non accompagnés –, leurs conditions de travail se sont dégradées. Impossible pourtant d'obtenir un témoignage. «Elles ont essayé de se faire entendre ces derniers temps. Mais c'est compliqué avec leur hiérarchie. C'est pour ça qu'elles ne veulent plus parler», lâche une collègue entre deux portes.

Un autre foyer de tension couve aux comparutions immédiates. On y finit souvent à une heure du matin, voire trois heures, parfois six. Les greffiers des «CI», comme on les nomme ici, dépassent constamment leur quota d'heures. Sans être indemnisés au-delà de 25 h supplémentaires par mois. «Beaucoup de nos collègues vont bien au-delà de cette limite.» Les chiffres peuvent monter jusqu'à 200 heures supplémentaires par mois. «Techniquement, ils pourraient les poser en tant que vacances. Mais c'est déjà impossible d'en poser. Du coup, tout le monde cumule ces heures non payées.» Dans son bureau, Fadila Taieb tempête contre cette injustice, qu'elle dénonce également aux AG, en tant que représentante syndicale UNSA.

Dans ces AG, en plus du manque de personnel ressenti, on regrette aussi de faibles salaires et le gel du point d'indice, des revendications relayées dans les bureaux du TGI. «Nous sommes très mal payés», estime Laure*, jeune greffière des correctionnelles. En début de carrière, un greffier touche environ 1 700 euros. Une pointe d'aigreur dans la voix, celle qui vivait dans 11m2 à son arrivée dans la capitale souligne : «Les salaires augmentent très lentement, par rapport à tout le travail qu'on fournit.» Certaines collègues doivent, elles, subir le fardeau des heures quotidiennes aspirées dans les transports. Souvent des mères de famille qui ne peuvent pas se loger dans la capitale. Pour les autres, on partage les frais. «J'ai beaucoup de collègues qui vivent encore en coloc après 30 ans», raconte une greffière de l'instruction.

Absence de reconnaissance

Dans ces conditions, le manque chronique de reconnaissance est d'autant plus douloureux, et génère frustrations et malaise pour une partie des greffiers. «Quand on veut savoir si tout va bien dans le service, on s'adresse systématiquement aux magistrats. Pas à nous. Ça veut tout dire», soupire Mathilde*. Laure va quitter la profession. «J'aime beaucoup mon métier, mais si j'avais été considérée, je ne serais pas partie. C'est dur aussi de ne pas avoir de perspectives d'avenir.» La même désillusion habite Mathilde, qui reconnaît les avantages du statut de fonctionnaire, mais la trentenaire sait qu'elle finira par rejoindre le privé. «Je ne vais pas stagner ici, pas dans ces conditions, avec ce salaire, sans réelles possibilités d'évolution

Et c'est aussi la comparaison avec l'étranger qui fait pâlir. Ailleurs, comme c'est le cas par exemple en Allemagne, en Espagne ou encore en Italie, les greffiers sont dotés de compétences décisionnelles, notamment en droit de la famille. Fadila saisit l'occasion pour tacler la réforme de la justice : «Le gouvernement prévoit de retirer aux juridictions une partie des contentieux, et les mettre entre les mains de structures privées, privatiser notre service public, alors qu'on pourrait très bien les laisser aux juridictions en conférant aux greffiers plus de compétences

Si l'on tient, dit-on aux Batignolles, c'est par goût du métier. Mais le nouveau palais de Justice provoque des réactions épidermiques, qui viennent altérer l'exercice de leurs fonctions. Chaque professionnel de la justice a son histoire. Le vent froid qui souffle dans les salles d'audience. Les odeurs chimiques ou d'égout à certains étages. La fatigue et la nervosité engendrées par un temps de transport démultiplié. L'absence d'âme. Et les greffiers soulignent aussi «l'absence d'humain». «Avant, on recevait beaucoup de monde dans nos bureaux» se remémorent Fadila Taieb et sa collègue de bureau. «Maintenant, il n'y a plus personne qui monte, on retient les gens en bas. Ça nous manque, car nous sommes un service public, et c'est pour l'humain qu'on fait ce métier.» Une magistrate : «Ce bâtiment, ce n'est pas un bâtiment de justice. C'est un bâtiment administratif

La réforme de la justice n'incite pas les greffiers à l'optimisme. Dès le départ, les syndicats des greffes, conjointement aux magistrats et aux avocats, sont montés au créneau pour s'y opposer. Au centre de leurs inquiétudes figure la fusion des tribunaux d'instance et de grande instance, dont on craint qu'elle ne se traduise par une désertification judiciaire. Vivement contestée également, l'impulsion de la médiation en ligne pour certaines infractions, qui s'effectuera via des plateformes privées. Beaucoup y voient l'amorce d'une justice «dématérialisée» et de fait «déshumanisée», qui pourrait s'étendre à d'autres délits. Enfin, alors que le budget de la justice va connaître une hausse, les trois corporations attirent l'attention sur le fait que c'est le pénitentiaire qui absorbera la plupart de ces dépenses et des créations d'emploi. Dernier espoir pour les opposants, l'examen par le Conseil constitutionnel du projet de loi.