Tout commence en 2013 pendant les marches de la Manif pour tous ; c'est du moins cette année-là que les choses me seront apparues de façon aussi criante. Pas très difficile de retrouver sur Internet les propos de l'époque, tenus en pleine rue et à visage découvert, des journalistes s'en sont fait l'écho bien heureusement, et notamment le Petit Journal de Yann Barthès. Une perle parmi d'autres, s'agissant des homosexuels : «Ils sont malades de la tête. Ils ont besoin de toucher, ils ont besoin de faire du mal à un petit enfant. Psychologiquement, c'est une maladie. Ces gens-là doivent être enfermés à perpétuité.» Joli programme. Et puis, les insultes carrément, pures et dures, proférées tous azimuts. On se souvient bien sûr de «la guenon mange ta banane» adressé à Christiane Taubira. Beaucoup d'autres insultes à caractère homophobe et raciste seront tenues durant cette période qui accompagne le débat sur le mariage pour tous (on enregistre alors une hausse de 78 % des actes homophobes).
«J’assume»
2013 donc. Jusqu'à aujourd'hui. Comme une poussée endémique, massive. C'est la journaliste Salhia Brakhlia (Quotidien sur TMC) s'entendant dire alors qu'elle est en reportage au milieu des gilets jaunes : «Vous êtes une grosse pute et j'assume.» C'est Ingrid Levavasseur se faisant chasser d'un cortège : «Espèce de salope. Sale pute.» Les journalistes de BFM traités de «collabos». Alain Finkielkraut recevant des injures à caractère antisémite. Le visage de Simone Veil défiguré par une croix gammée. Tellement d'exemples. Non pas un ou deux dérapages, mais des dizaines. De l'idéologie rance qui se soulage dans un cercle privé à l'insulte publique, il y aurait dorénavant moins qu'un pas : de plus en plus d'individus s'autorisent à proférer dans l'espace commun des propos qui, théoriquement, tombent sous le coup de la loi, laquelle est pourtant très claire : l'injure raciste, sexiste et homophobe est passible d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. Et pourtant : «J'assume», entend-on souvent. Assumer quoi ? La haine et la possibilité de s'en faire l'écho publiquement, et pourquoi pas violemment.
J'ai souhaité rencontrer Marie Treps - linguiste et sémiologue - qui a signé récemment Maudits mots, la fabrique des insultes racistes (1). Une conversation avec elle pourrait-elle m'éclairer sur ces effusions terriblement symptomatiques et les ressorts psychologiques à l'œuvre ? Rendez-vous donc aux éditions Tohubohu. Je lui expose mon constat glacé : je ne crois pas du tout que la France soit devenue raciste, sexiste et homophobe récemment ; une partie de ce pays l'est depuis très longtemps mais elle l'assume à présent ouvertement et le verbalise au mépris de la loi : que se passe-t-il ? Bref détour par l'histoire, Marie Treps me rappelle que cette funeste «libération de la parole» n'est bien sûr pas un phénomène nouveau. Son livre recense moult injures qui ont, fut un temps, envahi l'espace public et ont, de surcroît, toutes la même particularité : «Leur apparition est corrélée à des crises aiguës : guerres, colonisations, immigrations économique ou politique, conflits religieux ou confrontations culturelles.» Il n'est pas anodin, par exemple, que «youpin» (employé pour la première fois en 1878 dans la presse et «voué d'emblée à un usage dépréciatif») soit devenu l'invective antisémite par excellence à l'occasion de l'affaire Dreyfus. De même, «crouillat» (emprunt à l'arabe khouya signifiant affectueusement «mon frère») est introduit en France par les tirailleurs algériens de la Première Guerre mondiale mais ne devient injurieux qu'à un moment bien précis, «l'arrivée des travailleurs maghrébins pour répondre aux besoins de l'économie française dans les années 30» (avec une acmé pendant la guerre d'indépendance algérienne). Marie Treps a vu l'axiome se vérifier en toutes occasions : la société commence par «sécréter» le rejet et il suffit qu'un bouleversement survienne et divise la communauté pour que des mots dévoyés, affublés de suffixes et de déformations argotiques soient missionnés pour l'exprimer violemment. En somme, l'occasion fait l'odieux larron qui, pendant longtemps, se sera exprimé librement, y compris dans une certaine presse.
«Pas raciste mais…»
Mais avançons dans le temps. Nous vivons à présent dans un pays qui punit l'injure à caractère raciste, sexiste et homophobe, laquelle est devenue théoriquement tabou. La haine est toutefois rouée, elle est tenace, elle s'est donc adaptée : «Les propos racistes énoncés dans la sphère publique ou publiés sont sanctionnés. Le racisme n'a pas pour autant disparu, pas plus que son expression verbale, mais des stratégies d'évitement sont désormais à l'œuvre. Les mots du répertoire sont soigneusement évités par les ténors du racisme et de l'antisémitisme, mais il suffit à chacun d'eux de parler par insinuation, d'user de périphrases, pour que tout le monde comprenne ce qui a été dit en réalité, car nous sommes dans une culture du racisme anciennement installée.» On pense, bien sûr, à Dieudonné. Prises de parole qui se font passer pour de l'humour mais tiennent de la tribune idéologique pure, euphémismes, précautions oratoires bien connues («Je ne suis pas raciste mais…») qui signalent toujours une prétérition nauséabonde, dédiabolisation du discours d'extrême droite… Comme dit Marie Treps : «Le sucre de l'humour permet d'enrober le poison et ça passe.» Pendant pas mal d'années, la face putride de notre pays aura donc pris le pli, se contentant de se lâcher en privé ou contournant l'interdit par le biais de l'allusif.
Et puis, Marie Treps me le confirme, un couvercle a sauté. Et c'est là qu'il nous faut être modeste, avancer à tâtons en évoquant un certain nombre de motifs qui, agissant dans un même contexte contemporain, peuvent peut-être fournir des pistes d'explication. Tout d'abord, et selon la corrélation explorée par Marie Treps : il y a cette crise sociale qui couve depuis longtemps et que notre pays traverse, crise pour le moins très spécifique. Songeons qu'un sondage Ipsos réalisé pour le Nouveau Magazine littéraire révèle qu'un Français sur cinq légitime présentement le recours à la violence, ce qui n'est pas rien ; non, nous n'assistons pas à un simple mouvement social. Pour ce qui m'occupe ici, on a donc pu recenser des injures répréhensibles certains samedis récents : le mouvement des gilets jaunes étant extrêmement hétérogène, s'y mêlent des extrémistes qui saisissent une occasion historique pour se défouler. A ce titre, je n'oublie pas non plus le terreau douloureux de ce mouvement. Des décennies de précarité et de misère sociale qui placent bien légitimement toute prise de parole sur une crête à vif, la plaie est ouverte : d'entre les témoignages bouleversants et formulés avec l'énergie du désespoir, certains en profitent donc pour faire entendre un tout autre registre qui les hante - la haine - mais au même point d'intensité, regrettable diapason. Tout est branché très haut, très fort, et donc : le plus défendable comme le pire. On invoquera aussi l'absence d'instances (partis et syndicats) qui jouent traditionnellement le rôle de garde-fou et laissent place en l'occurrence à ce qu'un prisme psychanalytique nommerait une jouissance de la haine chez certains.
Illusion d’espace privé
Mais une autre corrélation m’est apparue pendant mon échange avec Marie Treps. Et si l’on envisageait aussi la rue comme une agora nouvellement transformée par les pratiques sur la toile et sur les réseaux ? On le sait : l’entre soi des cercles d’amis sur Facebook, par exemple, et les algorithmes (qui limitent toute possibilité de débat contradictoire) favorisent la prolifération de tristes passions et émulations, des proférations et des surenchères outrancières et injurieuses (ce sur quoi planche en ce moment, à raison, le projet de loi Avia pour lutter «contre la cyberhaine»). Comme si les réseaux finissaient par donner l’illusion de recréer un espace privé où tout peut se dire, un café du commerce où rien ne porte à conséquence. En somme : ne peut-on pas imaginer que certains individus en viennent à se comporter dans la rue comme sur la Toile, proférant des propos transgressifs comme ils en ont pris l’habitude derrière leurs écrans avec l’inconséquence totale de qui vit en toute impunité ? N’est-il pas là le couvercle qui a sauté : la frontière séparant privé et public ? Avec la foi en une immunité pareille à celle qu’on connaît sur Internet. Après tout, les contenus paraissant si volatils sur les murs de nos profils, on peut vite se laisser croire qu’ils disparaissent et que les écarts ne prêtent pas à conséquence (sauf que non, bien sûr : l’affaire de la «Ligue du LOL» en est une preuve). Partant, n’y aurait-il pas le fantasme que la rue supporte pareille inconséquence : l’injure à peine prononcée et hop, déjà volatilisée ? Hypothèses.
Et bien sûr, il restera toujours également ce «j'assume» formulé par les plus radicaux, prêts à bastonner devant témoins, insulter sous l'œil de la caméra, quitte à être condamné ; «la rue comme théâtre où l'on peut enfin être acteur», comme le formule Marie Treps. «Dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas» : c'est là le cheval de bataille de l'extrême droite et des populistes depuis tant d'années. Et si l'individu extrémiste rêvait à présent de s'en charger lui-même, sans représentant et avec toute la violence de sa rancœur rentrée et à présent salement éclose ? Pas exactement la définition de la démocratie.
(1) Editions Tohubohu, 2017.