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Attentat

Tuerie de Christchurch : 74 pages hallucinées contre les «envahisseurs»

Dans un manifeste ahurissant entre «fascisme» et apologie du meurtre, le tueur de Christchurch théorise un «génocide des Blancs» censé légitimer son geste.
Photo postée mardi sur Twitter par le tueur de Christchurch, montrant son matériel, «dédié» à des figures historiques de la lutte contre les musulmans. (Photo Twitter via Reuters)
publié le 15 mars 2019 à 20h36

Mettre le meurtre raciste en actes et en mots. Soucieux d’offrir la plus large audience à son geste, qu’il a diffusé en direct sur Internet, l’auteur de l’attentat de Christchurch, Brenton Tarrent, a aussi voulu lui donner une base théorique. Détaillant ses motivations dans un manifeste de 74 pages diffusé sur Internet, où il invite les nationalistes blancs du monde entier à suivre son exemple.

Ce texte, intitulé «Le grand remplacement» et dont le terroriste dit avoir commencé la rédaction deux semaines avant l'attentat, se compose de plusieurs chapitres aux formats variés : dénonciation d'un «génocide des Blancs» ; réponses aux questions et critiques que susciterait l'attentat ; conseils pratiques aux militants inspirés par celui-ci ; ou encore exhortations adressées à différents publics - des sympathisants conservateurs aux chrétiens en passant par le peuple turc.

Plus concis que le manifeste de 1 500 pages publié par le terroriste d’extrême droite norvégien Anders Breivik, auteur en 2011 d’un double attentat ayant fait 77 morts, le texte témoigne d’un même souci : accompagner le meurtre de masse d’un discours idéologique, censé le légitimer et encourager son imitation.

Un récit paranoïaque

«Le taux de fécondité. Le taux de fécondité. Le taux de fécondité», martèle le terroriste dans les premières lignes de son manifeste. L 'homme y exprime une représentation devenue quasi hégémonique parmi les extrêmes droites occidentales : affligées d'une natalité déclinante, désarmées par un «individualisme hédoniste et nihiliste», débordées par «l'immigration de masse», les populations blanches seraient vouées «à un complet remplacement culturel et racial». Un dénouement d'autant plus certain que, se convainc l'auteur, «les races […] ont un grand effet sur la manière dont nous organisons nos sociétés», ainsi que sur le taux de fécondité. Seul remède à ce «génocide» programmé : «écraser l'immigration et déporter les envahisseurs qui vivent déjà sur notre sol», un projet auquel le terroriste se propose d'ouvrir la voie.

L'idée d'un «changement de peuple» a été exprimée sous diverses formes depuis la Seconde Guerre mondiale, par une extrême droite que l'issue du conflit et l'opprobre moral incitaient à reformuler son racisme traditionnel. Dans son propre manifeste, Anders Breivik multipliait déjà les références aux «invasions» musulmanes à travers l'histoire, reprochant aux dirigeants européens d'encourager «l'invasion-colonisation» du continent, conséquence de la «guerre démographique islamique». Un récit dans lequel les terroristes d'Utoya et de Christchurch endossent l'habit de «résistants» ou d'authentiques «soldats». A Christchurch, sur l'équipement du tireur, apparaissaient les noms de hauts personnages européens ayant combattu les Arabes ou les Ottomans pendant le Moyen-Age ou la Renaissance.

Une stratégie du meurtre

«Il n'y a pas d'innocents dans une invasion.» Tout au long de son texte, le terroriste procède à une déshumanisation méthodique de ses victimes, systématiquement désignées comme des «envahisseurs», collectivement coupables d'avoir voulu «occuper les terres de mon peuple et le remplacer ethniquement». Même le meurtre d'enfants se voit justifié, au motif que «les enfants des envahisseurs ne restent pas enfants : ils deviennent adultes et se reproduisent, créant davantage d'envahisseurs pour remplacer votre peuple. […] Chaque envahisseur que vous tuez, quel que soit son âge, est un ennemi de moins pour vos enfants». Cet appel à l'épuration ethnique s'accompagne d'une liste de dirigeants à «tuer» : la chancelière allemande Angela Merkel, le président turc Recep Tayyip Erdogan et le maire de Londres Sadiq Khan.

De cette stratégie du meurtre, présentée comme une légitime «vengeance», le terroriste attend des effets politiques : censée décourager l'immigration, elle doit aussi «inciter à la violence, à la vengeance et approfondir la division entre le peuple européen et les envahisseurs qui occupent son sol». Un projet symétrique à celui de l'Etat islamique, dont les attentats répétés devaient, eux aussi, exacerber les antagonismes des sociétés européennes.

Un «fascisme» post-national et séparatiste

«Pour une fois, cette personne qu'on désignera comme fasciste en sera vraiment une.» Si Brenton Tarrent assume l'étiquette, ainsi que le qualificatif «raciste», il s'inscrit dans une démarche post-nationale, attachée non aux Etats-nations mais aux identités ethniques et à la «civilisation européenne».

Tout au long du texte, c'est d'ailleurs comme «Européen», terme synonyme pour lui de «blanc», que s'identifie le terroriste, citoyen australien passé à l'action en Nouvelle-Zélande. «L'Australie, comme le reste des colonies européennes, n'est qu'une branche de l'Europe, justifie-t-il. Un doigt sur la main du corps européen.» Expression d'un néofascisme «mondialisé», selon le mot de l'historien Nicolas Lebourg, où un affrontement ethnique global se substitue au choc des nations. L'homme professe en outre un racisme «séparatiste», visant moins à établir la domination d'une ethnie sur l'autre que de mettre fin à toute cohabitation entre elles.

A plusieurs reprises, l'Australien exprime également des préoccupations environnementales, allant jusqu'à se définir comme «écofasciste» - signe supplémentaire, pour Lebourg, d'une extrême droite «post-moderne», «bricolant» son logiciel par l'emprunt à d'autres traditions politiques. A ces références, le manifeste prend soin de mêler plusieurs éléments d'une «culture populaire» d'extrême droite, produits d'appel pour les suprémacistes du monde entier. Sur la première et la dernière page du document apparaît ainsi l'image stylisée d'un soleil noir. Ponctuellement utilisé sous le IIIe Reich, ce symbole ésotérique est populaire dans la mouvance néonazie. Tout comme la phrase «Nous devons assurer l'existence de notre peuple et un futur pour les enfants blancs», citée à plusieurs reprises. Ce credo du suprémaciste blanc américain David Lane est si connu que la mouvance le résume par l'expression «les quatorze mots», et a fait du chiffre 14 l'un de ses codes récurrents. Le terroriste recommande enfin l'usage de mèmes, ces images frappantes ou humoristiques diffusées en masse sur les réseaux sociaux : «Créez des mèmes, postez des mèmes, partagez des mèmes. Les mèmes ont plus fait pour le mouvement ethnonationaliste que n'importe quel manifeste.»

Une inspiration française

Commis aux antipodes de l'Hexagone, l'attentat de Christchurch aurait pourtant une genèse française. Le terroriste consacre de longs passages à notre pays, qu'il aurait visité en 2017, disant avoir constaté son «invasion par les non-Blancs». Une expérience qui aurait provoqué chez lui «une rage écumante et un étouffant désespoir», tout comme la visite d'un cimetière militaire de l'est de la France, où aurait été prise sa décision de «combattre [lui]-même les envahisseurs». La défaite de Marine Le Pen face à Emmanuel Macron lors de l'élection présidentielle de mai 2017 aurait achevé de convaincre Brenton Tarrent de l'impossibilité d'une «solution démocratique».

Si le terroriste ne manifeste pas d'admiration particulière pour Marine Le Pen, qualifiée de «nationaliste faiblarde et insipide», le titre de son manifeste témoigne d'une autre influence française : celle de l'écrivain Renaud Camus, intellectuel raciste condamné en 2014 pour provocation à la haine contre les musulmans. Auteur de l'expression «grand remplacement», l'homme retire aussi à la théorie la dimension antisémite de ses origines, favorisant sa vulgarisation. Tout comme une autre production française, bien antérieure : le roman le Camp des Saints de Jean Raspail, publié en 1973 et décrivant une France assaillie par un million d'immigrés débarqués sur ses côtes.

D'abord cantonnée aux marges suprémacistes, la théorie du «grand remplacement» a été reprise ces dernières années par un grand nombre de personnalités d'extrême droite et de la droite dite «classique», de Nicolas Dupont-Aignant à Marion Maréchal-Le Pen, de Nadine Morano à Philippe de Villiers. Sans reprendre littéralement l'expression, Marine Le Pen a déjà évoqué, en 2011, un «processus fou [d'immigration], dont on se demande s'il n'a pas pour objectif le remplacement pur et simple» de la population française.

Vendredi, sur Twitter, Renaud Camus a condamné l'attentat de Christchurch. Mais relayé plusieurs messages de ses sympathisants, présentant le «grand remplacement» comme un «fait».

Les précédents attentats d'ultradroite

Le 22 juillet 2011, en Norvège, Anders Behring Breivik, 32 ans, commet un double massacre qui fera 77 morts. Il tue huit personnes en faisant exploser une bombe de 950 kilos à Oslo, près du siège du gouvernement, puis 69 autres, sur la petite île d'Utoya, à une quarantaine de kilomètres de la capitale, où se tenait un camp de la jeunesse travailliste. Breivik a ouvert le feu pendant plus d'une heure sur les 600 participants, et la plupart de ses victimes sont des adolescents. Arrêté le jour-même, Breivik a été condamné à vingt et un ans de prison susceptibles d'être prolongés indéfiniment. Il ne cesse depuis de revendiquer ses opinions extrémistes au point de faire le salut nazi devant ses juges ou de jurer de «combattre» pour le nazisme «jusqu'à [sa] mort».

Le 17 juin 2015, à Charleston en Caroline du Sud, un jeune suprémaciste blanc de 21 ans fait irruption dans l'église épiscopale méthodiste de la ville et tue neuf personnes, toutes afro-américaines. Le meurtrier, Dylann Storm Roof, est arrêté le lendemain matin et condamné à la prison à vie en 2017. L'auteur s'affichait régulièrement avec des signes représentatifs des suprémacistes blancs et affirmera aux enquêteurs avoir souhaité débuter une «guerre raciale».

Le 29 janvier 2017, à Québec, un homme de 27 ans ouvre le feu sur les fidèles rassemblés pour la dernière prière de la journée dans la mosquée de Québec : six musulmans sont tués, 35 blessés. L'assaillant, Alexandre Bissonnette, un étudiant qui affiche des idées nationalistes sans être affilié à un mouvement, est arrêté. En février 2019, il sera condamné à la prison à vie, sans possibilité de libération avant quarante ans. Cette tuerie était jusqu'à ce jour la pire attaque contre un lieu de culte musulman en Occident.

Le 12 août 2017, à Charlottesville (Virginie), un conducteur fonce dans une manifestation contre l'extrême droite, tue une personne et en blesse 28 autres. A 20 ans, Alex Field Jr. affichait sa proximité avec le suprémacis­me blanc et était venu manifester contre l'élimination de la statue d'un général confédéré. Reconnu coupable fin 2018, et risque la prison à vie.

Le 27 octobre 2018, à Pittsburgh (Pennsylvanie), un homme de 46 ans ouvre le feu dans la synagogue Tree of Life pendant l'office de shabbat, tuant onze personnes. Robert Bowers, membre d'un réseau social connu pour être un repaire de suprémacistes blancs, y postait des messages violemment antisémites. Il a été placé est garde à vue, inculpé et emprisonné.