Spécialiste de la famille et des questions culturelles, auteure d’une thèse d’anthropologie sur la parenté en Bretagne, Martine Segalen est professeure émérite des universités.
Vous allez présenter un exposé sur les conditions dans lesquelles des ethnologues femmes sont allées sur le terrain…
J'ai commencé à réfléchir à cette question. Et il m'est vite apparu qu'on ne se la poserait pas pour les hommes. En quoi une femme sur le terrain suscite-t-elle cette interrogation ? Pour y répondre, je veux interroger la notion de «terrain» en ethnologie. Il me semble qu'elle est très variable dans le temps et dans l'espace. En ce qui concerne l'avant-guerre, des chercheurs ont publié récemment des travaux concernant la première génération d'ethnologues, notamment dans un ouvrage remarquable, les Années folles de l'ethnographie, par André Delpuech, Christine Laurière et Carine Peltier-Caroff, une somme sur les débuts de l'ethnologie, éditée par le Muséum national d'histoire naturelle. On y apprend que les femmes étaient très nombreuses au moment où l'ethnologie devenait en France une science. Aux cours donnés par Marcel Mauss, il y avait autant de femmes que d'hommes… Elles étaient donc très nombreuses à la naissance de la discipline.
Pourquoi dans cette discipline plus qu’une autre ? La proportion de femmes qui faisaient des études supérieures était faible…
L’aspect marginal, l’aspect exotique devaient les attirer ; c’était une discipline voisine des études d’histoire de l’art. Par exemple, Germaine Tillion, étudiante de Marcel Mauss, était aussi inscrite en archéologie à l’Ecole du Louvre. Et il y avait à l’époque une curiosité insatiable pour les sociétés non européennes.
Quelles étaient les caractéristiques des «terrains» dans les années 30 ?
Les terrains s’inscrivaient encore dans un contexte colonial. L’essentiel du travail de l’ethnologue consistait à interroger les «informateurs». Ce n’était pas encore une vie sur le terrain, une immersion comme ce le sera pour la génération suivante.
Comment et quand est-on passé de l’exploratrice à l’ethnologue ?
Précisément durant ces années 30. Ces femmes partaient dans le cadre très strict de «missions» scientifiques. A la différence d'une Alexandra David-Néel qui voyageait quand et où bon lui semblait, les ethnologues partaient en équipe dans un cadre institutionnel scientifique, avec des programmes d'études et s'appuyaient sur une méthodologie très précise. On mettait alors en fiches tous les objets et toute la vie sociale de la population qu'on observait. Par ailleurs, le Dr Rivet, directeur du Musée d'ethnographie du Trocadéro, pensait que les femmes auraient accès à d'autres sujets que ceux dont traitaient les hommes, les sujets les plus intimes par exemple. Ce à quoi l'ethnologue Denise Paulme répondait qu'on se trompait, et que sur le terrain, du point de vue des indigènes, les femmes étaient avant tout vues comme appartenant à la communauté des Blancs, des Occidentaux.
Y aurait-il un regard féminin différent de celui des ethnologues masculins ? Un pragmatisme, une sensibilité différente ?
Je n’aborde pas cet aspect dans ma conférence car je pense que c’est un sujet en soi qui nécessiterait une étude des travaux publiés. Ne risquerait-on pas de dire que Françoise Héritier a une approche masculine sous prétexte qu’elle a un cerveau bien fait et que son travail sur la parenté est exceptionnel ? Mais n’est-ce pas elle aussi qui a développé toute une réflexion sur la «valence différentielle des sexes» ? Les premières femmes ethnologues qui ont publié ont toujours fait attention de ne pas parler d’elles à la première personne. Au début de mon parcours, c’est d’ailleurs aussi ce que j’ai ressenti : on pouvait être femme ou même mère, mais il ne fallait pas que cela se sente, que cela apparaisse dans notre travail. Ce sont les hommes qui ont commencé à développer une ethnologie réflexive, à faire part de leur ressenti personnel. Les femmes devaient se montrer toujours plus «scientifiques» pour se faire accepter dans un monde masculin.
Les terrains évoluent avec le temps, ainsi que la place des femmes ?
Jusque dans les années 60, l’ethnologie avait pour but principalement de produire des monographies sur toutes les cultures du monde. Il fallait donc apprendre la langue de la population qu’on allait étudier et l’ethnologue devenait alors un spécialiste d’un peuple sur lequel il ou elle écrirait presque tout au long de sa vie. Aujourd’hui, la plupart des peuples sont connectés et leur situation d’isolement a pratiquement disparu, ce qui change le contexte lorsqu’on se rend au loin. Une double mutation a eu lieu : le but de l’ethnologie n’est plus de constituer une bibliothèque exhaustive des cultures, et le moyen de comprendre le contemporain a changé. Les recherches traitent aussi de la modernité, ainsi les rituels ne concernent pas que l’Afrique ou les pays lointains mais aussi la société française. S’il existe toujours des terrains disons classiques, lointains, beaucoup d’entre eux sont aujourd’hui «multisitués». On peut par exemple étudier le fonctionnement de diverses ONG. L’ethnologie côtoie la science politique. Et certains terrains ne sont même plus géographiques, si on étudie par exemple les nouvelles pratiques numériques. L’ethnologue travaille alors de chez lui, derrière son ordinateur.
Y a-t-il toujours autant de femmes dans cette profession ?
Je dirais même plus, c'est une des professions qui se féminisent, ce qui n'est jamais un très bon signe (rire). Mais malgré le manque de débouchés professionnels, ces jeunes femmes ethnologues animent un domaine très dynamique, soutenu par de nombreux réseaux nationaux et internationaux qui diffusent plus largement qu'autrefois le savoir.
Et sur Libération.fr, notre rubrique Voyage en terres d’ethnologie