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Justice

Affaire Tapie : Stéphane Richard se donne le petit rôle

A la barre mercredi dans le procès sur l’arbitrage, l’ex-directeur de cabinet de Christine Lagarde affirme n’avoir eu «aucun pouvoir décisionnel».
Le PDG d’Orange, Stéphane Richard, lors du procès Tapie, au tribunal de Paris le 11 mars. (Photo Martin Bureau. AFP)
publié le 20 mars 2019 à 20h56

Quel est le processus d'une décision gouvernementale, surtout si elle est prise au plus haut sommet de l'Etat ? C'était tout l'enjeu de l'audition de Stéphane Richard, mercredi, devant le tribunal correctionnel, après l'arbitrage litigieux ayant accordé à Bernard Tapie 404 millions d'euros de dommages et intérêts. L'ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde à Bercy, entre 2007 et 2010, depuis PDG d'Orange, est pris dans un conflit de loyauté. A la barre, il rappelle en préambule que son rôle de «dircab» était «extrêmement limité, aucun pouvoir décisionnel». Soit. Mais pris entre l'étau de l'immunité présidentielle (Nicolas Sarkozy étant à l'abri des poursuites pénales, son secrétaire général Claude Guéant n'ayant été que témoin assisté) et la condamnation a minima de Christine Lagarde, alors ministre de l'Economie, devant la Cour de justice de la République (pour simple négligence avec dispense de peine), il n'entend pas porter seul le chapeau pénal. Devant la CJR, le parquet avait déjà pointé une «décision prise au plus haut niveau de l'Etat, ce qui relativise la responsabilité personnelle de la seule Mme Lagarde». A la barre, le prévenu campe le décor de la sarkozie alors triomphante : «Sous l'hyperprésidence, tout se décidait à l'Elysée, j'y allais tout le temps.» Avant de faire aussitôt un petit pas en arrière : «Nicolas Sarkozy ne m'a jamais, jamais, parlé de ce dossier Tapie. Mais peut-être que son secrétaire général suivait le dossier…»

«Haut-le-coeur»

Dans un premier temps, sa ministre de tutelle, Christine Lagarde, s'était plainte d'un manque d'information – de loyauté ? – de la part de son dircab, assigné aux allers-retours à l'Elysée, avant de devoir faire machine arrière. La présidente du tribunal correctionnel, Christine Mée, tente bien quelques avancées sémiologiques : l'arbitrage relevait-il «d'une instruction, d'une consigne, d'un feu vert ou autre ?» En vain. La version officielle demeure celle d'un arbitrage accepté conjointement par le Consortium de réalisation (CDR), une structure ad hoc chargée de gérer le passif du Crédit lyonnais après la quasi-faillite de la banque en 1993, et les liquidateurs judiciaires du groupe Tapie, le gouvernement de l'époque ne s'y opposant pas. Richard le résume à sa façon : «Il y avait accord politique sur le recours à l'arbitrage. Aucun doute là-dessus.»

Sur le fond de l'affaire, soumettre ou pas le litige Adidas à un arbitrage privé plutôt que de laisser la justice ordinaire poursuivre son cours, Stéphane Richard reste droit dans ses bottes. Oui, il fallait y aller. Adepte des allers-retours entre privé et public, revenant alors au bercail de Bercy après un passage à la direction de la Générale des eaux (rebaptisée Veolia), il dit ceci : «Venant du monde de l'entreprise, où l'arbitrage est une procédure courante, je n'ai pas eu de haut-le-cœur.» Et de glisser cette vacherie sur l'Agence des participations de l'Etat (APE, qui surveille depuis Bercy toutes les entreprises plus ou moins publiques), proverbialement réfractaire à l'arbitrage Tapie avant de se plier à la décision ministérielle : «Dans cette affaire, l'APE se donne le beau rôle, gardienne de l'orthodoxie, des braves guerriers tentant de sauver les meubles. C'est un peu facile.»

Il y a bien ces écoutes téléphoniques, où Stéphane Richard et Bernard Tapie se tutoient comme de vieux potes. «Il tutoie tout le monde», s'était-il défendu au cours de l'instruction. Il y a aussi ses liens amicaux et familiaux avec Gilles August (témoin à son mariage) l'avocat du CDR ayant piloté l'arbitrage de A à Z. «Je ne vois pas où est le problème d'éthique, je ne comprends pas qu'on me pose la question», s'insurge-t-il.

En marge du procès, les avocats de la défense sont pourtant quelques-uns à souligner – en off, confraternité oblige – que si un collègue devrait se retrouver au banc des prévenus, ce n'est pas forcément Maurice Lantourne, l'avocat de Bernard Tapie… A la barre, Stéphane Richard fait mine de s'interroger : «En tant que contribuable, je serais intéressé de savoir ce que le CDR a dépensé en frais d'avocat.» Le chiffre figure pourtant au dossier : 200 millions d'euros depuis 1999, dont cinq pour le seul Me August, simple témoin assisté dans l'affaire, pour deux ans de boulot.

«Scandale»

Personne ne pourra prendre Stéphane Richard en conflit de loyauté. Réglo, il ne balance personne, intuitu personæ. Mais ne se prive pas de délivrer quelques messages : «Je trouve ahurissant qu'un juge d'instruction, et cela figure dans son ordonnance de renvoi en correctionnelle, reproche à un directeur de cabinet ministériel de se rendre à une convocation à l'Elysée. C'est un scandale !» Et une dernière pour la route, à propos du «ni riche ni failli», doctrine longtemps chère au CDR, dans son litige avec Bernard Tapie, acceptant de remettre les compteurs à zéro mais sans un centime de plus : «Je ne suis pas juriste, mais je ne comprends pas. C'est un postulat politique ou moral. On accepte l'idée qu'il y a un problème [entre la banque publique et son encombrant client, ndlr], mais que le problème ne saurait se réparer financièrement…» La justice ordinaire finira par trancher à l'euro symbolique près.