L’Ancien s’est exilé à 50 bornes de son terroir, une cité HLM qui ne paye pas de mine, en grande périphérie de Paris. Il y revient en bourgeois, toujours en coup de vent, sans jamais traîner, et de nuit, comme un vil indic. Il arrive que des gamins le regardent de travers, comme ça, les yeux gris harpon.
Alors il en hèle un et lui demande avec l’accent et l’argot local – qui reviennent au galop dès qu’il foule le bitume de sa patrie – s’il est le petit frère, le neveu ou le fils d’untel. Ego malicieux : il dégaine le nom d’une légende traversant les époques en majesté, sans dissident aucun. Comme s’il avait été son meilleur chevalier. Au vrai, il n’en fut rien : c’est juste pour rappeler au peuple en culottes courtes qu’il est chez lui ici.
L’Ancien pourrait raconter les halls qu’ils squattent brique par brique, fissure par fissure, en alexandrins. Il les a caressés avec son dos les jours de froid et tapé avec ses poings les nuits de grand délire. Depuis des mois, la rumeur raconte un vaste chantier de rénovation à venir et l’Ancien, la trentaine bien tassée, gamberge les soirs de mélancolie : que vont-ils faire des rondins de bois qui encerclent la cité si celle-ci passe sur le billard ?
Il se rend compte qu’ils cimentent tous ses récits depuis qu’il a filé quinze ans auparavant. Angoisse inconsciente : chaque fois qu’il repasse au terroir, il les prend désormais en photo, à l’arrache, comme on enregistre la voix d’une grand-mère usée qui menace de filer en douce. Pour de bon. Il se dit qu’il pourrait plus tard le montrer à ses mouflets quand il les fera patauger avec lui dans une flaque de nostalgie. Papa s’asseyait là, avec sa bande.
«Waterproof»
Le squat dans les cités est un fieffé queutard. Il est père de tous les vices, mais aussi – et paradoxalement – de certaines histoires qui collent agréablement aux doigts car enrobées de miel. L’Ancien se souvient des rondins préférés des conteurs, à l’entrée du quartier, sous les dizaines et dizaines de fenêtres.
Des tauliers aux gueules et gouailles uniques, qui feraient twerker un service de soins palliatifs à coups de punchlines. Ces types fabriquaient des odyssées à partir d’une canette vide et fignolaient des rumeurs avec tellement de doigté qu’elles devinrent de saintes vérités. Vingt ans plus tard, leurs conneries momifiées provoquent un millième fou rire qui a la fraîcheur d’un nouveau-né.
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Les combines se décortiquaient là, sur ces rondins. Les mythomanes s'y faisaient cuisiner, des amitiés s'y défaisaient, des histoires crades s'y balançaient et des âmes pas si noires s'y sont paumées. Les surnoms aussi se fabriquaient là et c'est comme les emmerdes : ils résistent au temps, sont increvables et respireraient même sous l'eau – les vannes crapuleuses sont waterproof.
L’Ancien, sur les clichés de rondins qu’il prend, resitue les visages de tous les conteurs et leurs disciples. Leurs mimiques, leurs tics, leurs traits et leurs intonations uniques – ils grattaient des romans oraux. Certains sont partis à jamais et d’autres un peu moins loin. A 10, 20, 50 ou 1 000 bornes.
L'Ancien croise d'autres Anciens restés au terroir – instants rares. Ils se font un long câlin sous la bénédiction des rondins, qui introduit des discussions toujours trop courtes. Pourtant, un «ça va, mon pote ?», un «ça dit quoi ? c'est comment ? ça fait longtemps…» et un regard suffisent à les téléporter à l'époque des coupes au Pento. A reconstituer, sans rien quémander au cerveau, des trombines d'ex-voisins devenues abstraites. Imaginez la féerie s'ils prenaient le temps. Ou bien, peut-être, la déception – ont-ils tant de choses que cela à se confier ?
Eiffel
A la fin du mois d’août, les sédentaires du quartier, ceux qui ne voyageaient pas comme l’Ancien, gigotaient et faisaient coulisser leurs culs sur le rondin des conteurs. Quand ils avaient du bol, ils tombaient pile sur un pote de retour, avec sa famille, gros sacs entre les pognes et visage barbecue cuit à point par le soleil. Et c’est comme si la mer passait une tête entre les HLM pour faire coucou.
Parfois, l’Ancien parle de tout avec d’autres copains exilés de sa génération. Sur WhatsApp, sur Facebook. Les conversations sont parfois d’une arrogance taille tour Eiffel. Ils partent de la certitude que les rondins de bois ont perdu leur magie dès lors qu’eux ne s’y assoient plus. Que leurs aventures sont forcément plus belles que celles des générations d’après.
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Ils n’ont que la trentaine passée, mais causent, à deux, trois nuances près, comme s’ils avaient collé des affiches pour Pompidou en pattes d’eph. Ils s’interrogent en smileys aussi : y a-t-il des histoires, à force de ressasser les mêmes, qu’ils ont oubliées ? Oui, forcément.
Des ouvriers ont déjà commencé le boulot dans un coin de la cité. Il y a de la poussière, des échafaudages et quelques gravats – les premières miettes de la madeleine de Proust ? L’Ancien questionne de temps à autre sa schizophrénie. Il ne pourrait pas revenir vivre au terroir, quand bien même on lui offrirait un duplex. Quand tu le trompes avec une résidence toute neuve une fois, c’est compliqué de recoller tous les morceaux. Mais de la flotte salée rougiront ses yeux des jours entiers si les pelleteuses touchent à un cheveu des rondins. Et de ses fantômes.