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Libération
TRIBUNE

Après avoir vu la guerre, la bête noire

Rebondirdossier
Etre reporter de guerre, c’est certes accepter de devenir témoin des pires horreurs, des grands massacres, mais aussi de dîner avec le diable…
France, Lavandou, September 9th 2016 From the series "By the sea". France, Lavandou, 9 septembre 2016 Issue de la série "By the sea". Maia Flore / Agence VU pour Atout France (Photo Maia Flore. VU pour Atout France. Issue de la série «By the sea»)
par Olivier Weber
publié le 26 mars 2019 à 19h16

C’est l’histoire d’une bête noire qui vous hante à jamais. Un chancre dans le corps et dans la tête, une douleur de la guerre dont on a du mal à se débarrasser. J’ai mis vingt ans à la mettre dehors, à l’expurger, hors des veines et de l’esprit, depuis les premiers reportages de guerre, en Erythrée, au Sahara-Occidental puis en Afghanistan et en Irak. Et la bête noire a longtemps survécu, elle a envahi mes rêves, elle est revenue par la fenêtre. Etre reporter de guerre, c’est certes accepter de devenir témoin des pires horreurs, des grands massacres, mais aussi de dîner avec le diable, muni d’une longue cuillère, une très longue cuillère, et tenter de comprendre d’où vient le Mal, pourquoi il est si habile à se renouveler, suivant le principe de Merleau-Ponty : «

La cruauté n’est pas une solution, elle est toujours à recommencer

Sournoise et obstinée, la bête noire a longtemps pris de multiples visages puis s’est incarnée en une balle perdue, ou du moins que je croyais perdue. Je voyageais avec des résistants kurdes dans le nord de l’Irak et nous fuyions l’avancée des troupes du régime de Bagdad, au temps de Saddam Hussein. Les deux peshmergas qui m’accompagnaient, «les combattants de la mort», évoquaient même l’idée de se suicider pour échapper aux tortures, tandis que la capture s’annonçait imminente. Ce fut alors, au pied d’une colline a priori désertée, dans une maison en ruines où les murs étaient éventrés, que je sentis une balle siffler à mes oreilles, et même frôler celle de droite. Epuisé par un long voyage et attristé par les combats alentours qui frappaient surtout les civils, je n’avais pas entendu le coup partir mais dans ces prémices de plaine sans combats, il paraissait évident que le projectile m’était destiné, tiré par un sniper à silencieux.

Pourquoi se plaindre dès lors quand le monde s’écroule autour de vous, que les femmes et les enfants sont assassinés, qu’un peuple crie à l’agonie ? Je réussis à franchir la frontière turque après quelques jours de jeu de cache-cache dans les bois, dans les marais où je devais séjourner du matin au soir pour échapper aux hélicoptères irakiens, et après avoir marché sur un champ de mine.

Blessure invisible. Lorsque je parvins à me réfugier dans un village turc, j’appelai aussitôt mon journal. Je devais envoyer un long article très vite mais je me tus sur la balle qui m’était destinée. Les Kurdes subissaient une nouvelle tragédie, leurs résistants étaient en débandade, et je ne pouvais par pudeur évoquer mon sort. Une nouvelle fois, la bête grossissait en moi. Les portes se fermaient de l’intérieur, j’avais échappé à nouveau à l’ultime fatalité, celle que je voyais dans le corps des autres, mais ne pouvais le formuler ni même tenter de décrire les ravages du spectacle de la mort et de la violence qui en résultait, tout intérieure. Il me semblait que l’écriture suffisait. Grossière erreur. Etre témoin, c’est aussi être victime, disent les psychanalystes.

J'en parlai à l'ami Michael Haneke, le cinéaste autrichien qui consacra dès lors un film à la question, Code inconnu, s'inspirant de ma vie. Tout en nuances et en délicatesse, cette fiction sur le parcours d'un reporter de retour de la guerre ne montre rien des tranchées ni des lignes de front mais dévoile les ravages de cette blessure invisible, comme si le corps et l'esprit devenaient dépositaires de l'histoire de la violence. Ne rien tenter de dire de l'indicible et garder les plaies en soi, hanté par les ravages du monde et la pudeur du moi face aux victimes. Et quelle est ta recette pour rester debout ? me demandait souvent Michael. Je répondais d'une manière évasive puis finis par murmurer : l'écriture et un bon verre de Bordeaux… C'était loin d'être suffisant.

A force de couvrir les conflits dont on revient brisé, une vingtaine en vingt-cinq ans, de rencontrer des héros et des assassins, on s'aperçoit que la guerre est un éternel recommencement, dans un monde qui ne serait qu'«une immense entreprise à se foutre du monde» (Céline). Le silence n'est pas une rédemption, pas plus qu'une thérapie dans les affres de l'obsession. Mes deux enfants, Julia et Hugo, me rappelèrent que je devais en parler. Un jour, à l'âge de 10 ans, mon fils me dit très calmement que j'avais «une bête noire dans le corps». Je fus surpris par tant de lucidité, et pour ainsi dire estomaqué par tant de franchise et de vérité. Oui, il avait raison, la bête noire me hantait et drapait mes nuits de visions de l'autre monde, celui de l'horreur que l'on a vue et des drames que l'on tait.

Me revenaient en mémoire les amis disparus, les compagnons de tranchées, les étudiants chinois morts en martyrs sur la place de Tiananmen, les Sri-Lankais pris entre deux feux dans les maquis de la guérilla indépendantiste, les Afghans assassinés, les Kurdes blessés sous mes yeux, les amis de Tchétchénie disparus. C’est étrangement le temps du retour qui est douloureux dans le sens où il pose la question d’une certaine habituation à l’effroi et à la vision de l’insoutenable. La société contemporaine se protège de la tyrannie du malheur. Et, à trop civiliser l’épouvante, l’étreint pour mieux se déculpabiliser, dans une autre figure de la banalisation du mal.

Car comment peut-on «voir» la guerre ? Comment l’appréhender, l’insérer dans une vision de la civilisation ? En d’autres termes, quel est le discours que l’homme peut tenir sur l’extrapolation la plus barbare de ses pulsions, la destruction de l’autre, la mise à mort de son semblable ? Comprendre le prolongement collectif du premier meurtre de l’histoire, biblique en tout cas, l’assassinat d’Abel par son frère Caïn. Comme si l’être humain avait toujours entériné son Thanatos, par esprit de domination, posture de surhomme, sentiment de révolte ou plus étrangement encore par désir d’immortalité.

Légitime ou pas, pensée par la vengeance ou le pardon, réponse à la flagellation (et parfois l’autoflagellation) ou fruit d’une attitude sulpicienne, la guerre nous fascine autant qu’elle nous tourmente. Et a fini par façonner notre rapport au monde.

Plaie vaincue. Je relisais Vassili Grossman, Ryszard Kapuscinski, Curzio Malaparte, René Girard et son Bouc émissaire, Hölderlin, le poète fou qui a voulu «quitter la guerre». Je plongeais à nouveau dans les écrits d'autres reporters de guerre qui avaient choisi le roman pour mieux cerner la douleur et raconter la souffrance, Jack London, John Steinbeck, Joseph Kessel ou Ernest Hemingway, l'écorché vif qui avait «des bombes dans la tête». Rien n'y fit. La blessure intime refusait de cicatriser et au contraire s'amusait à grossir, prenait ses quartiers d'hiver et d'été, déconstruisait les moindres tentatives de catharsis. Les mauvais rêves se succédaient, emplis de limaille de canon, de boue des tranchées et peuplés de fantômes, ces errants tenaces qui nous ramènent aux origines et aux peurs ancestrales. La guerre allait-elle gagner ? Le mal étrange allait-il perdurer ?

Et puis une nuit, voici peu, je me réveillais en sursaut. La balle du Kurdistan me rattrapait et traversait ma tête. Ce n'était pas une mitraille perdue mais bien un projectile qui m'était destiné. La vérité après le blanc, après la négation de l'évidence, qui est une banalisation elle aussi du mal. Je n'ai pas crié et dans mon rêve je me souciais encore des autres alentour, des résistants et de leurs familles qui tenaient tête aux barbares. J'étais vivant, et non plus seulement survivant, et la guerre devenait étrangement dicible. La fureur qui me gangrenait prenait un nom et s'atténuait. La plaie était vaincue. Elle n'était plus cette blessure sans saignement qui s'accroît longtemps après que les canons se sont tus. Au-delà du silence, au-delà des tourments, elle devenait résilience et source de vie.

Olivier Weber est écrivain, grand reporter, Prix Albert-Londres, Prix Joseph-Kessel. Dernier livre paru : Frontières (Paulsen). A paraître : Dictionnaire amoureux de Joseph Kessel (Plon, le 9 mai).