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Libération
Récit

Le Parquet national financier enquête sur un forum de «Libération» au Gabon

La rédaction du journal a appris mercredi l’existence de mouvements de fonds importants à l’occasion d’un événement organisé par «Libé» à Libreville, en 2015.
Lors du forum organisé par «Libé» à Libreville, les 9 et 10 octobre 2015. (Photo Baudoin Mouanda)
publié le 27 mars 2019 à 20h56

Comme l’a révélé la Lettre A, le directeur de la rédaction de Libération, Laurent Joffrin, a été entendu comme témoin dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par le Parquet national financier (PNF) après un signalement de Tracfin, la cellule antiblanchiment de Bercy. Son bureau a été perquisitionné, comme celui de Pierre Fraidenraich, ex-directeur opérationnel du journal, désormais patron de BFM Business et Altice Event, lui aussi entendu par les policiers de l’Office central de lutte contre les infractions financières et fiscales (OCLCIFF).

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Les investigations visent des mouvements de fonds suspects en provenance du Gabon, suite à l'organisation d'un forum de Libération à Libreville les 9 et 10 octobre 2015. Jusqu'à la publication de la Lettre A, quotidien spécialisé dans les médias, les journalistes ignoraient tout des coulisses financières de cette opération. Sommée de s'expliquer, la direction du journal a livré plus de détails sur les contrats signés à l'époque. L'organisation du forum a ainsi donné lieu à un versement de 3,45 millions d'euros par l'agence publique gabonaise l'ayant financé. Sur cette enveloppe, la société Libération a facturé 450 000 euros en direct, le solde de 3 millions d'euros étant versé à la société Presse Media Participations (PMP), qui détenait alors la majorité du capital de Libération.

Sur ces 3 millions d'euros, 500 000 euros ont été versés au titre de commission à une conseillère en communication ayant servi d'«apporteuse d'affaire», Nadine Diatta, qui est par ailleurs belle-sœur de Maixent Accrombessi, alors directeur de cabinet du président gabonais, Ali Bongo. Contactée, celle-ci affirme «n'avoir géré que les relations presse sans avoir été rémunérée».

Son rôle intrigue d’autant plus que d’autres connexions occultes sont apparues entre le régime gabonais et Pierre Fraidenraich.

Montage

Selon la Lettre A, l'ancien cadre de Libération s'est en effet associé, en janvier 2015, dans une télé locale avec la sœur de Nadine Diatta et femme de Maixent Accrombessi, Evelyne Diatta-Accrombessi. Les enquêteurs n'excluent pas un enrichissement personnel de Pierre Fraidenraich, dont l'avenir dans le groupe Altice apparaît particulièrement menacé. Contacté lui aussi par Libération, ce dernier n'a pas donné suite.

La découverte de ce montage financier a suscité la sidération au sein du journal. Dès le printemps 2015, période à laquelle la société des journalistes et du personnel de Libération (SJPL) a eu connaissance du projet, la rédaction n'a eu de cesse de combattre la tenue du forum gabonais. Et ce pour deux raisons évidentes : la nature du régime de Libreville et le risque du flux financiers frauduleux. Ainsi, le 6 juillet 2015, une assemblée générale des salariés de Libération s'était formellement opposée à la tenue de ce type d'événement, financé par une puissance étrangère, sans approbation du Comité d'indépendance éditoriale. Six critères ont en outre été exigés : la transparence totale et la communication du plan de financement aux élus, la coorganisation du forum avec des ONG, l'implication des journalistes concernés à l'élaboration des débats, la participation directe de ces mêmes journalistes aux débats, la validation du contenu complet du forum par le comité d'indépendance éditoriale, et enfin, l'impossibilité qu'un acteur finance à lui seul plus de 50 % de l'événement.

Le souci, et non des moindres, c'est que la SJPL a été informée trop tard de la tenue du forum gabonais pour que ce dernier point soit envisageable. Une clause transitoire a dès lors été adoptée, stipulant que le forum de Libreville devait être «une opération blanche» sur le plan financier. La clause imposait également la règle suivante : «Si bénéfices il devait y avoir, ils seraient alors réinvestis localement dans des projets éthiques, tels que la formation de journalistes gabonais.» Ces conditions, extrêmement claires, ont été adoptées le 17 juillet 2015. La rédaction de Libération, qui n'a pas été mise au courant de l'encaissement par sa holding des 3 millions d'euros, a donc été trompée.

«Garanties»

Mercredi après-midi, Laurent Joffrin a reconnu devant la rédaction une «erreur». Il a assuré ne pas avoir été au courant des détails du contrat avec l'agence gabonaise commanditaire du forum, tout en admettant avoir «l'idée d'un ordre de grandeur» de son montant : «J'ai manqué de vigilance ou de rigueur. J'ai pensé agir dans l'intérêt du journal. De temps en temps, quand on gère une entreprise en grave difficulté financière, on est acculé à des expédients.» Laurent Joffrin a notamment évoqué les «problèmes de trésorerie» que connaissait alors la société. En 2015, elle avait bouclé l'année avec un résultat net négatif de 3,2 millions d'euros. A l'époque, Patrick Drahi, propriétaire de l'opérateur SFR, figurait déjà parmi les principaux actionnaires de Libération, qu'il possède intégralement depuis 2016.

Face aux journalistes, le directeur de la rédaction a expliqué avoir pris toutes les «garanties» pour que le forum se déroule dans des conditions d’impartialité satisfaisantes : des opposants au régime d’Ali Bongo avaient été conviés ; l’entrée au public était libre ; une table ronde sur la situation des droits de l’homme avait été organisée ; des organisations non gouvernementales comme Transparency International et Reporters sans frontières étaient partenaires de l’événement. «Le travail journalistique était incontestable», a-t-il affirmé. Ce jeudi, une nouvelle assemblée générale doit avoir lieu au sein de la rédaction.