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Dans les archives

Du haut de cette pyramide du Louvre, trente ans d'archives de Libé vous contemplent

Libé dans le rétrodossier
De la désignation de Pei à l'ouverture au grand public le 29 mars 1989, retour sur l'édification du Grand Louvre, entre architecture et polémiques, à travers les pages de «Libé».
Une de Libé du 4 mars 1988 et du 29 mars 1989 consacrées à la pyramide du Louvre.
publié le 29 mars 2019 à 6h48
(mis à jour le 17 mai 2019 à 9h31)

«Que la lumière soit» : le 29 mars 1989, Libération affiche à la une et sur plusieurs pages l'aboutissement d'un des chantiers les plus emblématiques des années Mitterrand, la pyramide du Louvre. Ce jour-là, après plusieurs années de bataille médiatico-politique, le président socialiste inaugure la nouvelle entrée du musée parisien, qui se fait désormais par les sous-sols surmontés d'une structure en verre pyramidale. «Derrière le Président, les Parisiens vont enfin comprendre pourquoi Ieoh Ming Pei, l'architecte sino-américain, a défendu cette curieuse construction, comment elle permet à la lumière de se répandre, aux visiteurs de se repérer, en ne perdant jamais de vue les bâtiments du palais ce qui, dans un sous-sol, est quand même un tour de force, écrit Sibylle Vincendon. Enfin, tout un chacun pourra juger sur pièce et savoir s'il était justifié de faire tant d'histoires autour de ce malheureux polygone.»

Tant d'histoires ? C'est peu de dire que l'édification de la pyramide n'a pas été de tout repos. Si le projet du Grand Louvre a été lancé par François Mitterrand dès le début de son septennat, en septembre 1981, c'est en janvier 1984 que l'idée de construire une pyramide de verre au dessus d'un sous-sol entièrement dédié à l'accueil des visiteurs est rendue publique. Dans son édition du 25 janvier 1984, dans un article surtitré du mot-clé «Ovni», Libération rapporte alors les propos emphatiques d'Emile Biasini, président de l'établissement public du Grand Louvre : «C'est un diamant, un objet posé au milieu de la cour Napoléon, c'est extraordinaire, c'est l'émergence d'un iceberg.» Un édifice imaginé par le sino-américain Ieoh Ming Pei, dont Libé rappelle alors qu'il est «considéré comme l'architecte le plus rigoriste des Etats-Unis, rendu célèbre par sa réalisation de l'aile est de la National Gallery de Washington». «Que penser de ce projet ? conclut Pascaline Cuvelier. Tout à la fois sacralisant et pompier habile, il ne surprendra pas les familiers de l'architecture archéo-moderne de Pei, le fonctionnement est rigoureux, les finitions seront impeccables, le parcours de l'espace sera très lisible et on pourra y lire un discours didactique sur l'empilement des cultures, du vingtième siècle avant Jésus-Christ jusqu'à notre moderne vingtième siècle après Jésus-Christ.»

Le lendemain, l'architecte lui-même défend son projet dans un entretien à Libération (à lire ici en PDF). Sur le choix de la pyramide : «Je pense qu'il y a certaines formes "idéales" qui sont placées hors du temps. Et la pyramide est une de ces formes. Peu importe si vous la placez dans le désert ou au centre d'une ville.» Plus loin il explique l'intégration au Grand Louvre : «On a besoin d'un symbole comme point de repère. Une fois que vous avez le symbole, vous devez avoir une entrée parce que les gens vont se diriger vers ce symbole. Donc l'entrée doit être à l'intérieur de la pyramide.» Sur l'usage du bâtiment lui-même : «Pour rendre ce lieu passionnant, il faut deux choses, la lumière, et le volume. […] Le lieu devient excitant, ce sera le cœur vivant du Louvre, au centre exact du bâtiment. […] Le sens d'orientation dans un grand musée est l'objectif le plus important.» Pour autant, ni ce jour-là ni la veille, le sujet n'est mentionné à la une du journal.

 Un bras de fer avec Balladur

Deux ans plus tard, à la veille des législatives de 1986 qui verront la défaite des socialistes, dans une série sur les grands chantiers de la Mitterrandie, Libé consacre une page au Grand Louvre, la pyramide étant la partie la plus visible et controversée d'un projet visant à bâtir «le plus grand musée du monde». «La polémique s'est focalisée autour de ce chapeau de verre que les uns et les autres brandirent pour ce qu'il est : le symbole du Grand Louvre, sa visible coquetterie», raconte Jean-Pierre Thibaudat. Parmi les opposants les plus motivés, Michel Guy, ancien ministre de la Culture de Giscard ne «désarme pas» : «La pyramide n'est rien. Faut-il la supprimer ? Sans aucun doute. Car elle est la tête qui couvre ce hall monstrueux, ce drugstore culturel. […] Dans quinze ans, tout le monde jugera que ce hall et sa pyramide sont une aberration.»

Les défenseurs du projet eux sont confiants, Chirac, maire de Paris, le soutient, les contrats sont signés et l’installation de la pyramide est prévue pour septembre 1986, l’achèvement du hall Napoléon pour décembre 1987.

Sans remettre tout le projet en cause, la victoire de la droite aux législatives de 1986 et la cohabitation font qu'«un grain de sable digne de Courteline entrave aujourd'hui la réalisation du somptueux projet architectural et culturel : l'entêtement d'Edouard Balladur qui n'envisage pas de remplir sa fonction de ministre d'Etat de l'Economie et des Finances ailleurs que sous les lambris fastueux du Louvre». Le 24 mars 1987, Libé raconte alors dans ses pages politiques comment François Mitterrand et le ministre de la Culture François Léotard doivent se rencontrer dans un «étonnant front commun contre Balladur», qui refuse toujours de déménager dans le nouveau ministère à Bercy, retardant ainsi les travaux de l'aile Richelieu.

Inaugurations en série

La pyramide, elle, finit par sortir de terre et François Mitterrand fait une première inauguration, le 4 mars 1988, bien avant l'ouverture au public (alors prévue à l'automne) mais deux mois avant la présidentielle pour laquelle il n'est pas encore officiellement candidat à sa réélection. Le «Trésor de Tontonkhamon» fait cette fois la une de Libé qui y consacre quatre pages. «En coupant le ruban, François Mitterrand jettera peut-être un regard vers les fenêtres de l'aile Richelieu, celle où Edouard Balladur, Alain Juppé et les 1 200 fonctionnaires qui forment l'élite des Finances jouent depuis deux ans un remake de Fort Chabrol, imagine Sibylle Vincendon. Qui raconte comment une partie de la droite a vainement lutté contre la pyramide dès 1984. «Les conservateurs du musée ont beau publier immédiatement un communiqué pour approuver l'ensemble, Jacques Chirac lui-même a beau être d'accord, c'est la mobilisation à droite contre les créations de Pei. Et surtout contre la pyramide qui donne de l'eczéma à toute une série de critiques et d'historiens d'art. Michel Guy, ancien ministre de la Culture de Giscard, annonce qu'il arrêtera tout si l'alternance le remet aux commandes. Avec André Fermigier, critique d'art au Monde, il fonde une association de lutte. Le Monde ne suit d'ailleurs pas le critique dans la bataille et Fermigier démissionne du journal. La pyramide a son premier martyr. Le Figaro et le Quotidien de Paris offrent généreusement leurs colonnes aux anti-Pei.» (Le récit détaillé de ces polémiques est à retrouver dans cet article, publié à l'occasion des vingt ans de la pyramide en 2009.)

A nouveau interrogé par Libé, Pei est quant à lui satisfait de sa pyramide qui s'adapte au temps instable de la capitale. «La pyramide a les mêmes humeurs que le ciel de Paris. Elle est comme un organisme vivant et pour cette raison, je pense qu'elle est réussie.» «On se demande si le premier matériau de Pei ne serait pas la lumière, analyse Libé qui a visité le «complexe de pierre, de verre et de béton» et consacre d'ailleurs un article au verre développé spécialement par Saint-Gobain pour que ce «monument invisible» soit «tout à la fois transparent, incolore, aérien, et solide». Hervé Gauville rappelle alors l'état des lieux avant travaux : «Les éclairages sont désastreux, les sols d'une propreté douteuse, les gardiens en nombre insuffisant, les horaires d'ouverture de certaines salles soumis à un régime ubuesque, les toilettes soigneusement dissimulées et la cafétéria étriquée, propre à décourager toute envie de se désaltérer.» Et de souligner que si la pyramide est la partie la plus visible, le changement réalisé en sous-sol, «s'il prend un tour peut-être moins spectaculaire, n'en est pas moins efficace. La cour Napoléon devient le toit d'un immense complexe destiné d'abord à abriter les collections et leurs espaces annexes et ensuite censé faciliter la découverte des chefs-d'œuvre.»

Le 29 mars 1989, c'est donc la bonne : la pyramide ouvre au grand public après une nouvelle inauguration par Mitterrand. Le déménagement du ministère des Finances est enfin acté : il partira en juillet vers Bercy, ouvrant la voie à la deuxième partie des travaux. L'entrée du musée coûte 25 francs pour les adultes et Libé souligne que sous la pyramide se trouvent aussi «les éléments de la future politique commerciale du Louvre, une politique agressive et ambitieuse destinée à attirer les Français et surtout les Parisiens (31% seulement des 3,5 millions de visiteurs sont français)». En 2018, 2,5 millions de Français ont visité le musée, soit 25% des 10 millions de visiteurs enregistrés, record mondial.

Le lendemain, lors d'un petit reportage réalisé le jour de l'ouverture, Libé raconte aussi que tout n'est pas rose sous le verre. «Les pyramides modernes cachent – encore – des travailleurs exploités sous leurs luxueuses dalles de marbre», raconte Annette Lévy-Willard, qui rapporte que l'intersyndicale de la Réunion des musées nationaux a tenté pendant l'inauguration d'attirer l'attention présidentielle pour lui remettre une lettre avec leurs doléances. «"Etes vous inquiets pour la pyramide ?" leur a demandé François Mitterrand quand ils ont réussi à lui donner cette lettre au cours de la visite inaugurale. "Non, nous sommes inquiets pour notre avenir." Le Président a rangé la lettre et poursuivi sa descente dans les couloirs tamisés qui font penser aux cryptes du Panthéon.»

Libération du 30 mars 1989