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Nuisibles

Punaises de lit : en quête de solutions face à l'invasion

Les cas d’infestation de punaises de lit sont en augmentation constante en France depuis plusieurs années. Mais la prise en charge du phénomène tâtonne toujours, avec des dispositifs parfois inadaptés et des entreprises malhonnêtes, sans compter sur une sensibilisation encore trop timide.
Nicolas Roux de Bézieux dépiste les punaises de lit avec son chien, ici en mars à Paris. (Photo Marguerite Bornhauser pour Libération)
publié le 30 mars 2019 à 15h55

«Vous vous rendez compte… On a dépensé 9 000 euros pour s'en débarrasser. 9 000 euros !» Dans la cage d'escalier de son immeuble en pierre de taille, Elena (1) est un peu fébrile alors qu'un chien mi-beagle mi-teckel inspecte minutieusement son foyer à la recherche de punaises de lit. En italien, elle prie pour que son «cauchemar s'arrête enfin». Quatre mois où la famille d'expatriés a partagé son confortable 120 m2 avec ces passagers clandestins, qui la nuit leur sucent le sang, vidant par la même occasion leur énergie, et visiblement leur portefeuille.

Dans leur lutte contre les punaises de lit, Elena et son mari sont certes allés loin. Mais ces dépenses illustrent bien l'état d'esprit de ceux qui ne parviennent pas à se débarrasser de ces nuisibles, en pleine recrudescence dans l'Hexagone. Les punaises, qui avaient presque disparu après les années 50, sont de retour depuis quelques années. Désormais, elles s'installent plus durablement dans les foyers et les collectivités, fortes d'un ADN qui a muté. Pour les déloger, il faut passer par des opérations méticuleuses qui peuvent traîner pendant des mois, chacun luttant proportionnellement à ses moyens. Location de matériel de désinfestation, nouveaux meubles, bombes, nuits à l'hôtel pour toute la famille… Le couple d'expatriés – qui n'avait jamais entendu parler de ce nuisible – a épuisé presque tout l'éventail des méthodes antipunaises.

Un parcours sans fin

Résultat : déco minimaliste dans ce bel appartement bourgeois. «Tout est vide. Voilà. Ça fait des mois que c'est comme ça.» Elle s'agace en ouvrant les placards de son salon. Au milieu de la pièce, un gros tas de sacs-poubelles à déballer. «On vient de recevoir nos vêtements de l'entreprise qui les a congelés pour tuer les punaises et leurs œufs.» Elena en a marre du sweat-shirt vert informe qu'elle porte depuis un mois. «Je ressemble à Hulk», souffle la mère de famille qui fait du télétravail.

Dans les chambres, des lits de camp et des boîtes en plastiques fermées avec du scotch. «J'en ai pleuré presque tous les jours», lâche Elena, qui a passé des journées enfermée à aspirer, vaporiser, traiter de façon obsessionnelle les moindres recoins de son appartement. Amère : «J'ai plus vu mon parquet que Paris depuis mon arrivée en septembre.» Elle a encore en travers de la gorge d'avoir dû envoyer sa fille d'un an et demi en Italie pour la protéger des produits chimiques répandus chez elle.

Paris, le 9 mars 2019. Nicolas Roux de Bézieux dépiste les punaises de lit avec son chien.Des échantillons contaminés. Photo Marguerite Bornhauser pour Libération

Des escrocs en augmentation

Si Elena et son mari ont fait grimper les dépenses, c'est aussi parce qu'ils ont été confrontés aux vices du marché de la punaise. «La première entreprise nous a pris 1 000 euros, tout ça pour deux opérations avec des fumigènes. Les punaises sont parties, et sont revenues juste après.» Il n'est en effet pas rare de tomber sur des professionnels qui ont recours à des méthodes inadaptées. «Il y a un nombre d'escrocs en augmentation sur le marché. Ils représentent environ 20 % du marché», estime Nicolas Roux de Bézieux, le détecteur canin à qui Elena a fait appel. D'habitude, les tarifs sont moins exorbitants. Mais la famille italienne, avec son appartement niché aux pieds de la tour Eiffel, constitue l'appât rêvé pour les sociétés malhonnêtes.

En France, de plus en plus de personnes sont touchées par les punaises de lit. Ces petits insectes hématophages à la sexualité effrénée et à la reproduction exponentielle, capables de survivre un an sans se nourrir, de se faufiler dans vos prises électriques et les pages de vos livres pour sévir la nuit suivante. Parasite symbole de l'explosion des transports, il prolifère dans les hôtels, les Airbnb et les valises, de Saint-Jacques-de-Compostelle à Disneyland. Si elles ne représentent pas de risque direct pour la santé – car ne transmettant pas de maladie à l'homme –, leur impact n'en est pas pour autant négligeable. «Ça peut générer des anémies chez les gens qui se font beaucoup piquer, mais aussi des problèmes psychologiques qui peuvent aller jusqu'à la dépression», fait remarquer Caroline Merlier-Cuillé, de Paris Habitat, qui regrette au passage que l'expansion des punaises de lit ne soit pas considérée comme un problème de santé publique.

Les initiés craignent déjà l'impact que pourraient avoir les Jeux olympiques sur le nombre de lieux infestés. «Impossible pourtant d'avoir de vrais chiffres sur l'état d'infestation du pays», remarque Nicolas Roux de Bézieux, qui se souvient d'une intervention chez un membre du ministère de la Santé. «Même eux n'ont pas de chiffres.» En février, le JDD avançait le chiffre de 400 000 logements infestés. Nicolas se base, lui, sur les recherches Google. La recherche «comment traiter les punaises de lit» a augmenté de 350 % depuis l'année dernière en France. Parmi les régions les plus concernées figurent la Corse, la région Paca et l'Ile-de-France.

Les tactiques de lutte en évolution

Cette question qui hante beaucoup de particuliers touche aussi les lieux publics : à Marseille, fréquemment touché par les épidémies, de nouvelles infestations ont été signalées dans des écoles au cours des dernières semaines. À Paris, la fermeture temporaire du MK2 Quai de Loire avait marqué les esprits, mais dans l'ombre, «ce sont les foyers, les crèches, qui sont complètement dépassés face à ce problème. Les crèches, c'est vraiment le pire. Si on n'arrive pas à traiter toutes les familles, ça peut repartir très, très vite», s'alarme Nicolas Roux de Bézieux, qui a lui-même connu l'enfer des punaises de lit pendant neuf mois, avant de se reconvertir professionnellement et d'aller chercher Colombo, son chien détective, aux Etats-Unis.

Car les punaises de lit appellent une extrême minutie. La détection canine est une des techniques montantes ces dernières années, permettant de cibler avec plus de précision les punaises, utile notamment lorsqu'il s'agit de traiter de grandes surfaces ou des lieux encombrés. «C'est un coût supplémentaire, mais au final ça évite aussi d'en dépenser plus. On réduit le nombre d'interventions des professionnels, le temps que les gens passent dessus», assure Nicolas, qui travaille depuis peu en collaboration avec la mairie de Paris sur certaines opérations.

Paris, le 9 mars 2019. Nicolas Roux de Bézieux dépiste les punaises de lit avec son chien.Nicolas Roux de Bézieux, détecteur canin, et son chien. Photo Marguerite Bornhauser pour Libération

Quant aux traitements dispensés, une partie de l'infestation de ces dernières années pourrait leur être imputé. C'est ce qui a conduit le bailleur social Paris Habitat à revoir sa stratégie de lutte contre les punaises de lit. «Avant, on était sur des marchés classiques – rats, souris, cafards et punaises. Mais on s'est rendu compte qu'il fallait un traitement très particulier pour les punaises», d'après Cyrille Fabre, chef du service expertise et marchés. Le bailleur travaille désormais avec une entreprise qui se veut «antifumigation», comme le revendique son chargé d'affaires Walid Dhaouadi. «Je n'ai pas envie de dire du mal des autres sociétés, mais cette technique est utilisée par au moins 50 % des sociétés antipunaises de lit, alors qu'elle ne fonctionne pas.»

En revisitant son appel d'offres et ses prestataires, Paris Habitat assure avoir stabilisé les interventions à 130 logements par mois en 2018 (sur un parc immobilier de 120 000 logements), alors qu'entre 2013 et 2016, le nombre de demandes avait été multiplié par 4. Coût total des opérations antipunaises pour Paris Habitat ces deux dernières années : 5 millions d'euros.

Communiquer sur la punaise de lit

Mais la technique ne fait pas tout. Le bailleur social tente de mettre l'accent sur le volet accompagnement et prévention : quels gestes adopter avant, quel protocole à suivre ensuite. «Il n'y a pas de communication sur la punaise de lit. Au niveau national, rien n'est fait», désespère Caroline Merlier-Cuillé. Or, c'est souvent le manque d'information qui blesse. Dans ce logement social du XIIIe, «on remarque qu'il y a beaucoup de punaises, ça se voit aux traces de déjection», analyse Walid Dhaouadi qui inspecte une nuée noire sur le matelas. Un coup de vapeur et deux punaises tombent sur le sol. Assa (1), la mère de famille qui vit depuis vingt ans dans ce logement social a en effet tardé à se signaler : «Ça fait depuis décembre qu'on a des petites bêtes. J'ai acheté des produits pour qu'elles partent, mais au final je crois que ça les a juste fait gonfler.»

Erreur classique. «Les gens pensent qu'ils peuvent s'en débarrasser seuls. Alors ils balancent chez eux des tas de perturbateurs endocriniens qu'ils trouvent en grande surface. C'est très, très nocif, et en plus, ça ne marche pas», déplore Walid Dhaouadi. En partant, il explique à la locataire qu'il ne faudra pas laver son sol pendant six semaines. En guise d'au revoir : «Merci de nous sauver.»

Une galère financière

Sauver, en partie financièrement car c'est Paris Habitat qui prend en charge les frais d'intervention, ce qui est loin d'être le cas de tous les bailleurs sociaux. Il n'est pas rare non plus d'entendre des témoignages de locataires qui dénoncent des bailleurs pouvant mettre des semaines, voire des mois à réagir, ou qui font affaire avec des entreprises inefficaces.

Débordés, les bailleurs ? C'est ce qui se dit aussi à propos de la mairie de Paris, qui proposait jusqu'en 2016 un service de désinfestation pour 150 euros – un tarif avantageux – à tous les particuliers. La Ville de Paris concentre désormais son action vers les personnes en difficulté : elle est gratuite «au profit d'associations qui œuvrent pour la lutte contre l'exclusion des Parisiens en situation de précarité». En 2018, 1 287 interventions de ce type ont lieu, 67 % de plus qu'en 2017.

Au final, ce sont souvent les locataires lambda, sans trop de moyens, qui trinquent le plus. A l'instar de Matthieu, en guerre, seul, avec les punaises depuis presque six mois. Le jour de sa troisième intervention, son constat est lapidaire : «Je crois que je vais devenir fou.» Dur de comprendre le ressenti des victimes des punaises de lit, ce sentiment de perdre pied, de s'épuiser avec des tâches répétitives, lourdes, chronophages et qui semblent vaines. «Sans machine à laver et sans congélateur, c'est tout simplement l'enfer. Il faut passer sa vie à la laverie, dépenser des sommes folles au quotidien.»

Jeune travailleur, il a investi plus de 1 000 euros pour déloger ses punaises, alors qu'il était déjà abonné au découvert bancaire. «Tout ça pour rien, visiblement.» Difficile aussi de comprendre l'angoisse des nuits sans dormir. «Pendant plusieurs semaines, je dormais la lumière allumée, pour les éloigner. Mais au bout d'un moment, ça ne marche plus. Je suis devenu quasi-insomniaque.» Se gratter toute la journée, parfois au sang. Avoir des croûtes sur le corps, le visage. Se sentir sale. «Pour la vie privée, c'est handicapant aussi. Je ne peux pas ramener de fille chez moi. Vous imaginez : "Par contre, tu feras attention, j'ai des punaises de lit." Ça le fait pas trop.» Matthieu rit jaune.

Bras de fer entre propriétaires et locataires

Mais les punaises s'installent partout, qu'importe l'hygiène ou la classe sociale. Ce sont simplement des insectes de malchance. Elena et son mari se sont fait livrer un canapé pourtant neuf, Assa pense qu'un invité les a ramenées dans la chambre d'ami, Matthieu est convaincu d'avoir loué son appartement avec. Depuis, il traîne sur des groupes Facebook où les membres s'envoient des photos de piqûres pour les identifier, recherchent du soutien moral ou dénoncent leurs injustices. Si les frais reviennent au locataire lorsqu'il a introduit les punaises, «beaucoup de propriétaires refusent de prendre en charge les frais d'intervention quand ils sont responsables», a-t-il constaté.

La loi Elan a pourtant modifié en 2018 les obligations des bailleurs, qui doivent désormais garantir, à la location, un logement «exempt de toute infestation d'espèces nuisibles et parasites». Une modification introduite face à l'explosion des interventions contre les punaises de lit et les rongeurs. Problème : parvenir à le prouver, a posteriori. «J'ai commencé à me faire piquer très tôt. Mais mon propriétaire dit que c'est moi qui les ai ramenées», s'indigne Matthieu, qui s'est pourtant résigné : «Je n'ai aucun moyen de prouver qu'elles étaient déjà là, alors je prends en charge les frais. Parce que ça n'est pas couvert par l'assurance habitation, évidemment.» Avis aux futurs locataires, regardez bien sous votre matelas avant de signer.

(1) Le prénom a été changé.