Menu
Libération
30 ans, 30 portraits

Ingrid Levavasseur, rond-point de suspension

30 ans, 30 portraitsdossier
Tête d’affiche rousse des gilets jaunes, cette aide-soignante normande renonce à manifester mais tient toujours à l’égalité fiscale et sociale.
Ingrid Levavasseur en mars 2019. (Photo Cyril Zannettacci. Vu)
publié le 31 mars 2019 à 18h46
(mis à jour le 26 décembre 2024 à 7h54)

1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans avec un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, une rencontre en mars 2019, avec une figure, amère, du mouvement des Gilets jaunes.

Pour la première fois depuis des mois, ce samedi-là, elle l’a passé entre copines. Loin des cortèges. Le 18 mars, Ingrid Levavasseur annonçait abandonner les manifestations des gilets jaunes, dénonçant leur «extrême violence». Pourtant, jusqu’alors, sa chasuble fluo, l’ex-aide-soignante la baladait fièrement, des péages de Normandie, dont elle est originaire, aux Champs-Elysées, en passant (souvent), par les plateaux télé.

«J’ai arrêté de manifester, mais je n’ai pas renoncé aux revendications», précise-t-elle dans le café parisien où on la rencontre en cette fin mars. Après plusieurs rendez-vous manqués, elle a fini par dégoter un créneau dans un emploi du temps bouclé «au chausse-pied». Désormais, elle est à Paris plusieurs fois par semaine, grâce, selon elle, au soutien financier de ses proches. Mi-janvier, elle a arrêté de travailler pour «se consacrer à 100 % au mouvement». Pour porter les revendications des débuts : «Plus de pouvoir d’achat, de justice sociale et fiscale, de reconnaissance.» Mais la chasuble, elle, a disparu, notamment sur les réseaux sociaux, où la trentenaire est très active. Fini le qualificatif «citoyenne en gilet jaune» autrefois accolé à son nom : «Se définir comme gilet jaune n’est pas une fin en soi. Par ailleurs, on m’a beaucoup reproché mon illégitimité. Légitime ou pas, j’ai des convictions», tranche-t-elle. Certes, mais comment les porter ? Manifester ? Se lancer à la télé ? En politique ? Ces options, la jeune femme les a envisagées, tâtées, abandonnées, parfois reconsidérées… Aujourd’hui, elle semble encore chercher sa voie. Une chose est sûre : «L’espoir que ça change» est toujours là.

Sa voix est douce mais ferme, tandis qu’en fond sonore France Gall chante Débranche. Débrancher, elle y a pensé. Deux fois. Quand les injures et autres invectives se sont faites trop présentes, jusqu’à devenir menaces. Acte I : début janvier, quand on lui propose de devenir chroniqueuse sur la chaîne BFM TV. Elle assure avoir d’abord refusé, avant de changer d’avis pour avoir «l’opportunité d’interpeller les politiciens, comme citoyenne lambda». Face au torrent de critiques, elle fait marche arrière. Acte II : trois semaines plus tard, elle est annoncée comme tête de liste Ralliement d’initiative citoyenne (RIC) en vue des européennes. Rebelote, mais cette fois, la haine monte d’un cran : le 17 février, elle est violemment prise à partie, jusqu’à être exfiltrée du cortège parisien. Une plainte contre X a été déposée. Le lendemain, alors qu’elle participe à un rassemblement contre la fermeture de la maternité de Bernay (Eure), avec sa mère et son fils, elle est de nouveau copieusement malmenée, traitée de «traître», de «collabo»… Une nouvelle fois, elle renonce. «Sur la liste RIC, je pense qu’on est allés trop vite, sans être suffisamment préparés», analyse-t-elle aujourd’hui. Non sans mettre en cause certains «ego impressionnants». «Je ne me suis pas sentie écoutée», poursuit-elle. A-t-elle été victime de sexisme, demande-t-on, alors que Bruel et sa Place des grands hommes déboulent à la radio ? Affirmatif : «J’étais une tête d’affiche… Les femmes, ça va tant qu’elles ne sortent pas des rangs !» Pour autant, elle dit ne ressentir ni colère ni rancœur, et répète, comme un mantra, son envie «d’aider les autres».

Depuis quelques mois, elle a renoué avec les sapeurs-pompiers volontaires, dont elle a fait partie à l’adolescence. Elle se voyait bien cumuler cette activité à celle d’auxiliaire ambulancière, reconversion pour laquelle elle commençait à se former fin novembre. C’était avant que, dans sa région, les gilets jaunes ne se donnent rendez-vous au péage de Heudebouville. «C’est là qu’il faut que je sois», pense-t-elle aussitôt. La jeune femme sage, qui jure n’avoir jamais rien manifesté d’autre que de la «douleur» au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, garde en mémoire le frisson d’avoir «bravé l’interdit» en remontant tous ensemble une bretelle d’autoroute. Mais, surtout, le sentiment d’une certaine forme de libération. «Ce n’était pas moi le problème», comprend-elle en parlant avec les voisins et connaissances sur place. «Pendant longtemps, j’avais honte, je me croyais incapable de gérer mon budget.» C’est cette difficulté à boucler les fins de mois qui a conduit la mère divorcée de deux enfants de 8 et 13 ans à exprimer au gouvernement son «incompréhension».

Gamine, elle entendait ses parents évoquer ceux qui, «avec une brique par mois, gagnaient bien leur vie». Adulte, elle pensait qu’on pouvait «être bien», avec 1500 euros. En fait, son salaire d’aide-soignante oscille plutôt entre 1250 et 1350 euros net mensuels. D’abord contractuelle dans la fonction publique, elle se tourne ensuite vers une clinique privée, en quête de meilleures conditions de travail. Déception : là aussi, manque de personnel, horaires à rallonge et soif de reconnaissance sont le quotidien. Pas de vacances (hormis trois jours en camping au Mont-Saint-Michel l’an dernier), «la même paire de pompes depuis trois ans», pas de restos ni de coiffeur, plus d’abonnement à la salle de sport… Et malgré cela, souvent un frigo qui peine à se remplir.

Sur les ronds-points et dans les manifs, elle trouve des échos à ses galères : «On a toutes dû apprendre vite à nos enfants à être les plus autonomes possible, prendre des petits boulots, gérer seules le quotidien», observe-t-elle. Et encore, elle, qui touche une pension alimentaire (200 euros par mois), ne s’estime pas trop mal lotie. Ce quotidien, elle l’a décrit par le menu à la secrétaire d’Etat à l’Egalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, dans l’espoir qu’on «œuvre pour les femmes». Sans se revendiquer féministe, elle questionne : pourquoi est-ce toujours à la mère de poser sa journée quand le mouflet est malade ? De payer vêtements et autres sorties scolaires ?

Le passé familial n’est peut-être pas très loin. Quand elle avait 6 ans, sa mère, ex-femme de ménage devenue auxiliaire de vie, trouve refuge dans un foyer, avec ses quatre enfants, pour fuir les violences d’un père paumé et porté sur la bouteille. Par la suite, elle ne reverra ce paternel, souvent «repêché» par l’Armée du salut, aujourd’hui décédé, que très occasionnellement. Elle dit avoir «fait la paix» avec ce passé, mais pense qu’il a influé sur son caractère : «Je ne me laisserai jamais faire», avertit-elle. A 16 ans, elle prend son envol, passe un CAP de serveuse, devient autonome financièrement, se marie. Celle qui se définit comme écolo de gauche (elle a voté Hamon au premier tour) «n’exclut pas» de retenter la politique pour les municipales. D’ici là, elle a lancé un mouvement baptisé «Plus que jamais», pour faire entendre ses idées. Reste à trouver comment.

Ingrid Levavasseur en 5 dates. 1987 Naissance. 17 novembre 2018 Première participation au mouvement des gilets jaunes. 25 janvier 2019 Tête de la liste gilets jaunes aux européennes. 13 février Se retire de la liste. 18 mars Renonce à manifester.

Making-of: une occasion de revenir à froid

Ils se présentaient comme n’étant pas affiliés à des partis ou syndicats. Se donnaient rendez-vous chaque samedi via les réseaux sociaux, dès la mi-novembre 2018, pour se retrouver sur des ronds-points un peu partout en France, et faire entendre leur colère, initialement contre l’augmentation des prix des carburants. Petit à petit, des visages du mouvement des Gilets jaunes ont émergé, régulièrement invités sur les plateaux télé. Ingrid Levavasseur était de ceux-là. Le franc-parler de cette mère célibataire, aide-soignante dans l’Eure, faisait mouche sur les plateaux télé. Face au Premier ministre de l’époque, Edouard Philippe, elle ne se démontait pas, bien décidée à faire entendre son désir de «plus de justice sociale, de pouvoir d’achat, de reconnaissance». L’annonce de son retrait des manifestations, souvent devenues trop violentes, en mars 2019, disait une lassitude autant que les prémices de l’essoufflement d’un mouvement, faute d’être entendu. Prise à partie dans les cortèges, vilipendée pour avoir envisagé de se lancer en politique, Ingrid Levavasseur avait capitulé. L’occasion de revenir, à froid, avec elle sur ces mois de mobilisation. Sur les fins de mois difficiles, les gosses à élever seule, les vacances ou la formation dont on rêve, sans pouvoir se les offrir. Sur ce destin commun aux centaines de milliers de personnes descendues dans la rue des mois durant.