Parmi les Parisiens, seuls 3 % viennent se promener sur les Champs-Elysées. «La plus belle avenue du monde» ? A eux, on ne la fait pas : d'après l'Ifop, qui les a sondés en mars, 30 % d'entre eux ont une mauvaise image de l'artère. La réalité montre qu'ils n'ont pas complètement tort : certains jours, la pollution y est plus élevée que sur le boulevard périphérique et grâce aux pavés (historiques), le bruit est également deux fois plus élevé. «La promenade a perdu de son charme», euphémise Jean-Noël Reinhardt, président du Comité des Champs-Elysées.
Bazar
Pour qu'elle en retrouve, le comité a missionné l'architecte Philippe Chiambaretta afin d'imaginer un «réenchantement» de l'avenue. L'homme vient de rénover avec beaucoup de talent le 52, Champs-Elysées, une ancienne banque, pour y accueillir Monoprix, les Galeries Lafayette, Dior Parfums et les bureaux de Chanel International, dans un mélange des genres très typique du lieu. Mais s'il suffisait de réhabiliter des immeubles pour transformer toute l'artère, on le saurait : onze chantiers sont en cours, sans changer les fondamentaux.
Dans son état des lieux, Chiambaretta n'est pas plus tendre que les Parisiens. «Les Champs-Elysées sont le lieu des paradoxes», explique-t-il. Premier d'entre eux, l'écart entre le «mythe» de cette avenue «qui est la plus connue du monde» et l'attitude ambiguë des Parisiens à cet égard : «D'une certaine façon, ils refusent d'y croire. Mais ce qui vient de s'y passer avec les gilets jaunes montre que le symbole est bien là.»
Les deux autres paradoxes tiennent davantage de l'écart entre le passé et le présent : c'était un lieu de promenade, c'est devenu «une autoroute urbaine», avec 64 000 véhicules par jour ; c'était l'endroit le plus prestigieux de l'axe majeur de Le Nôtre, c'est le seul morceau qui ne soit pas en réaménagement.
Dans les années 90, les Champs avaient déjà été rénovés, avec un élargissement des trottoirs, un doublement des alignements d'arbres, un mobilier urbain revu. Que reste-t-il de ces efforts ? «Les mauvaises habitudes ont repris le dessus», ironise Chiambaretta en montrant quelques images du joyeux bazar des trottoirs. Mais surtout, «nous ne sommes plus à la recherche d'un aménagement juste pour tenir dans les dix années qui viennent, ajoute Jean-Noël Reinhardt, le président du comité. Il faut que les Champs-Elysées accompagnent un changement d'époque.» Bien vu : l'avenue n'est plus «l'endroit où se testait la modernité», résume Chiambaretta.
Campagne municipale
Pourrait-elle le redevenir ? «Je fais le pari que nous pouvons en faire un démonstrateur de la ville durable», dit-il encore. La diminution constante du trafic automobile (- 3 % par an) est un premier signe encourageant. Mais pas suffisant. Pour effectuer sa mission, Chiambaretta a auditionné une quantité invraisemblable d'experts de la nature en ville, des nouvelles technologies ou des mobilités et mis à contribution nombre de labos, de start-up, de bureaux d'étude. Et de spécialistes de la data. L'architecte préconise d'adopter une approche «data driven» : on teste un dispositif, on mesure et on voit si ça marche, à quel endroit et à quelle heure. «Je déteste la smart city où la data gouverne tout», précise-t-il. Mais connaître les mouvements d'un lieu qui accueille 100 000 visiteurs par jour, ça sert. «La ville est un métabolisme», résume Chiambaretta, et l'image sied bien aux Champs, avec leur air de grosse veine au bord de la thrombose. Les modifications les plus spectaculaires que propose le spécialiste touchent l'espace public et les jardins, ainsi que les deux places, de l'Etoile et de la Concorde.
Passé la réflexion, qui décidera ? «Le politique, s'empresse de répondre Jean-Noël Reinhardt. Le Comité des Champs-Elysées met ses propositions au débat et nous espérons bien qu'on parlera du sujet dans la campagne municipale de 2020.» Et qui paiera ? Le comité regroupe les enseignes de l'avenue, force de frappe économique certes, mais pas forcément désireuse de payer des aménagements de l'espace public, même s'ils lui bénéficient. «Les investissements de Paris se montent à 10 milliards d'euros, rappelle Jean-Noël Reinhardt. Les Champs-Elysées ne représentent qu'une très petite part de ces sommes.» La ville de Paris est-elle sensible à cet argument ? Jean-Louis Missika, adjoint à l'urbanisme de la maire de la capitale, le confirme : «Ce sera un gros dossier de la prochaine mandature.»
Beaucoup de vert et des guinguettes
A part quelques touristes égarés, qui fréquente les jardins au bas des Champs-Elysées ? «On y trouve quarante fois moins de monde que dans le parc Monceau, qui est quinze fois plus petit», a calculé Philippe Chiambaretta, l'architecte chargé de penser l'avenir de l'avenue. A l'exception notable du marché aux timbres qui s'y tient trois jours par semaine, on ne voit d'ailleurs pas pourquoi on s'y rendrait : «Ces espaces sont traités comme des arrière-boutiques des bâtiments qui les bordent.»
Pour redonner à ces «délaissés» leur destination initiale, Chiambaretta propose de découper l'existant en trois grandes zones. En commençant par piétonniser l'avenue Winston-Churchill entre le Petit et le Grand Palais. «On nous dit qu'il faut pouvoir évacuer le président de la République en cas d'urgence, mais je pense que notre piétonnisation n'y fera pas obstacle», ironise l'architecte.
Pour le nord de l'avenue, sur la partie dite «des ambassadeurs», l'étude préconise de clôturer l'ensemble avec une grille, comme le sont tous les jardins parisiens, et d'y installer l'assortiment classique : guinguettes, balançoires, manèges. Sachant que le plus ancien Guignol de Paris est déjà là.
Pour le sud de l'avenue, l'étude imagine un «jardin sportif», avec parcours et équipements. Dans une configuration idéale, cette partie serait reliée au parc Rives de Seine (les berges piétonnisées) et même, mais là on rêve un peu, à des piscines sur le fleuve.
Enfin, comme tout se tient aux Champs-Elysées, une des clés du succès réside dans un réaménagement de la place de la Concorde. «La place elle-même n'est pas en très bon état, dit Chiambaretta. Les fontaines fonctionnent mal, l'obélisque se fissure…» Bigre. Le plus difficile toutefois reste sa traversée piétonne, assez décourageante. Situé dans l'axe des Champs-Elysées, le jardin des Tuileries peut déborder de monde sans que jamais cette foule ne se dise que de l'autre côté de la place, dans le jardin des Champs-Elysées, il y a moins de monde. En urbanisme, les vases communiquent rarement.
Dernier atout à déployer pour rendre les jardins plus charmants : des kiosques et des terrasses en bordure. Cela donne envie de s’arrêter, de s’asseoir et, éventuellement, de découvrir ce qu’il y a autour.
Moins de voitures, plus de tranquilité
L'espace public est certainement le point clé de la transformation que propose Philippe Chiambaretta. Mais c'est aussi la principale source du désamour des Parisiens pour l'avenue. Sur la chaussée, deux fois quatre voies de circulation, comme sur le boulevard périphérique, mais en plein Paris. Sur les trottoirs, un encombrement de chevalets de publicité, de terrasses et contre-terrasses, chacune dans son idée de l'esthétique. Plus bizarre encore, le trottoir a une hauteur de 30 centimètres. Il faut deux marches pour y grimper. «C'est unique dans Paris, on ne sait pas pourquoi», dit l'architecte.
Voie de l'automobile triomphante, sur laquelle les constructeurs aimaient à avoir leur showroom, les Champs-Elysées vont-ils réussir à entrer dans le siècle du développement durable ? Chiambaretta commence par le commencement : réduire la place de la voiture. Il enlève deux voies de circulation de chaque côté mais propose un système modulaire : avec les nouvelles technologies, on peut aujourd'hui fermer ou ouvrir des voies selon l'heure, le jour, les besoins. Les files pour les voitures pourraient être réduites aux heures des repas, voire supprimées le week-end. Réduire le passage des voitures, c'est permettre aux piétons de traverser plus facilement. «Si on veut une promenade, il faut pouvoir passer d'un côté à l'autre», remarque avec bon sens Jean-Noël Reinhardt, président du Comité des Champs-Elysées. Cette «gestion progressive et dynamique» pourra être améliorée au fil de l'expérience accumulée. Dans sa tentative de civiliser l'avenue, Chiambaretta voudrait se débarrasser des pavés, ultra-bruyants, au profit d'un asphalte antibruit et antichaleur. Il souhaite aussi laisser les arbres pousser en voûte pour créer des protections fraîches et «en finir avec cette coupe à la militaire». Dans un cas comme dans l'autre, les Architectes des bâtiments de France vont tousser. Enfin, Philippe Chiambaretta propose d'unifier le sol de l'avenue d'une façade à l'autre. Même hauteur, même revêtement. Et pour qu'on rêve un peu, il imagine la place de l'Etoile en plage l'été ou en patinoire l'hiver