Menu
Libération
Portrait

Jérôme Fourquet, a stat is born

Le sondeur de l’Ifop fait un succès avec un essai sur la fragmentation de la société française et sa déchristianisation.
(Photo Fred Kihn pour «Libération»)
publié le 3 mai 2019 à 18h46

Les chaînes d’info statufient les sondeurs qui viennent y tricoter leurs analyses. Ils se doivent de faire assaut de sérieux et d’avoir la componction qui inspirera confiance à leurs futurs clients. A l’écran, les dresseurs de tendances et les jongleurs de pourcentages prennent souvent des mines funèbres. Ils usent de formulations pondérées et corrigent leurs propos des variations saisonnières. Jamais, on ne doit voir bouillir sous les fronts étales, la lave en fusion de leurs opinions particulières.

Jérôme Fourquet ne déroge pas à la règle. Le récent auteur de l'Archipel français, qui théorise l'émiettement des causes communes et la montée des identités, apparaît parmi les plus ténébreux, mèche assombrie et commissure des lèvres en berne. On s'attend à croiser un triste sire efflanqué d'autant qu'un observateur qui l'apprécie souligne son «sens du tragique assez développé» et son «pessimisme lucide».

Et c’est pourquoi on est surpris de voir débouler un gaillard de bonne taille, plus costaud qu’escompté. En jean et bras de chemise, il roule bord sur bord, moins petit calibre aux lèvres rentrées que fort des Halles goguenard. L’accueil est sans cérémonie, et on se sent vite à l’aise. Le propos est clair et net, sans afféteries dandys, ni prétentions universitaires. Et on voit parfois friser l’œil sombre et remonter la bouche en coin qu’on croyait en berne et qui n’était qu’en cure d’austérité télé. Ce que confirmera par la bande un député LFI qui l’aurait croisé joyeux drille et danseur trépidant en soirée.

Jérôme Fourquet dirige une équipe de 20 personnes au sein d'un institut qui compte 130 salariés et se situe, dit-il, parmi «les grands des moyens». Ravi de sonder les cœurs des Français et de phosphorer sur l'évolution du pays, il s'avoue peu tenté par des fonctions de direction. Réclamant le secret de la confession quand il s'agit d'argent, il gagnerait «moins qu'un ministre et plus qu'un cadre moyen». Ce qui fait une fourchette piquant très large.

Le bureau du directeur du département des études de l’Ifop n’a rien de royal. Le décor est minimal, si ce n’était la photo aérienne d’un village de montagne. Le berceau de la famille paternelle se situe dans les Pyrénées-Orientales. Le grand-père y est fonctionnaire des impôts. Rotation de la fonction publique oblige, le voilà affecté au Mans. Côté maternel, on travaille dans une fonderie de la Sarthe. Les parents de Jérôme, eux, seront professeur de chimie et bibliothécaire. Ils deviendront les pionniers de l’université du Mans, créée pour faire face au boom démographique et à la démocratisation de l’enseignement supérieur. Et voilà comment il n’a fallu aux Fourquet et alliés que trois générations pour échapper à la paysannerie originelle.

Arrivé là, on pourrait actualiser les Choses de Georges Perec, publiées dans les années 60. On raconterait l'évolution de la société de consommation à travers les éléments matériels et les goûts socioculturels d'un homme de 46 ans nommé Jérôme Fourquet. On se dispenserait, cette fois, d'y déceler le malaise qui, étonnamment, obstruait le larynx des jeunes cadres supérieurs des Trente Glorieuses. Jérôme Fourquet, lui, est peu accessible à la mélancolie. On le sent exalté par les travaux qu'il mène avec intensité et jubilation, afin de détailler l'état des… choses.

Disons malgré tout que Fourquet réside dans le XIe arrondissement et se sent parisien «par nécessité». Il fait ses footings sur la Coulée verte, piste perchée au-dessus des boulevards enfumés. Il ne possède pas de voiture et s'en porte fort bien, recourant à la location si besoin. Il est l'inverse des gilets jaunes, de ces «invisibles» dont il analyse la demande de reconnaissance. Et de détailler la constitution des troupes fluo qui se composerait schématiquement «d'un cariste de la grande distribution, d'un petit patron artisan et d'une auxiliaire de vie en Ehpad, également mère célibataire».

Si Fourquet revient au Mans régulièrement, il passe ses étés à Belle-Ile. Ce qui n'a rien d'anodin pour quelqu'un qui a intitulé son livre l'Archipel français.

Il s’est pacsé avec sa compagne quand ils sont devenus parents. Celle-ci s’occupe du marketing dans une compagnie d’assurances. A la maison, c’est lui qui se met aux fourneaux. Il cuisine poulet basquaise, rouguail-saucisse ou légumes farcis pour leurs deux enfants, Constance, 9 ans, et Jean, 6 ans.

Ce choix de prénoms chrétiens classiques ne masque pas pour autant un lent éloignement d'avec la religion. Chez les Fourquet, cet «étiolement» s'est fait sur trois générations. Aujourd'hui, Jérôme F. se définit comme «un catho culturel, non pratiquant».

Ses thèses sur la hausse du nombre de prénoms arabo-musulmans ont fait polémique. Il fait valoir que cette tendance n’est en rien signe d’un refus d’intégration. Mais insiste pour pouvoir se saisir de tous les sujets sans être suspecté mécaniquement de stigmatisation d’une communauté.

Surtout, il raconte bien la dislocation des matrices catholiques et communistes qui structuraient la société du siècle passé. Cela laisse aujourd'hui monter des forces jumelles et contradictoires, libertés individuelles contre replis tribaux. Lui parle d'une nation «multiple et divisée». On le caricaturerait bien en gaullo-chevènementiste, nostalgique d'un vivre-ensemble et d'une homogénéité perdue. Mais l'assignation résiste. Il précise : «Je ne suis pas dans la déploration d'un âge d'or», et se demande si la transition écologique ne pourrait pas «recréer du commun». Mais comme il refuse de dévoiler ses votes, survie commerciale oblige, on se retrouve le bec dans l'eau. Il collabore souvent avec la Fondation Jean-Jaurès, proche du PS. Il célèbre aussi bien l'aura intellectuelle de Mélenchon que celle de Retailleau. Et quand on le soumet au triptyque «pour, contre, sans opinion» qui alimente ses études, on est tout autant de la revue. On réussit à lui extorquer qu'il est pour le mariage gay et contre la GPA. Ensuite, sur le cannabis ou le revenu universel, on le perd au long de développements peu conclusifs. Et quand on lui demande «enterrement ou crémation» ? Il botte en touche d'un «je n'en sais rien» à la surprise non feinte. C'est comme si sa fin dernière lui était extrêmement lointaine, et le village ancestral définitivement oublié pour cause de centralisme professionnel obligé.

Chez ses parents, dans les années 80, il n’y avait pas la télé décerveleuse, et on écoutait France Inter. Aujourd’hui, Fourquet paraît régulièrement à l’écran. En fin de soirée, obsessionnel avoué et observateur politique passionné, il zappe sur les chaînes d’infos. Parfois, il lui arrive de visionner des séries. La première évoquée ? «Baron noir.»

1973 Naissance.
1996-1998 Chargé d'études à l'Ifop.
1998-2003 Directeur des études au CSA.
Depuis 2011 Directeur du département opinions à l'Ifop.
Mars 2019 L'Archipel français (Seuil).