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Agroalimentaire

Qu’est-ce que la crise du sucre dont pâtissent les betteraviers français ?

Moins de deux ans après la fin des quotas européens qui permettaient la stabilité des prix, la filière du sucre voit rouge en France. Les premières fermetures d’usines ont été annoncées et les betteraviers se mobilisent pour sauvegarder leur activité.
Une betterave sucrière à Lasson (Calvados). (MYCHELE DANIAU/Photo Mychèle Daniau. AFP)
publié le 7 mai 2019 à 16h28

Jamais les prix du sucre n'avaient été aussi bas. Au point que de gros transformateurs amorcent leur restructuration. La crise se répercute sur les fournisseurs de betteraves jaunes, dites sucrières. Les betteraviers se sont rassemblés ce mardi matin devant l'ambassade d'Allemagne à Paris pour manifester contre la fermeture de deux usines Saint-Louis Sucre, branche française de l'allemand Südzucker. Le numéro 2 Français, Cristal Union (Daddy), est lui aussi dans la mouise. Il a annoncé début avril étudier la fermeture de deux sites. Au total, 4 usines sur 25 sont donc menacées en France. Au-delà des employés de ces sites, c'est tout le secteur qui souffre. «Nous entrons dans la phase dure de la crise du sucre en Europe», écrivait la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) dans un édito en février. La filière française, première d'Europe, emploie 46 000 personnes.

Comment en est-on arrivé là ?

«Deux phénomènes ont malheureusement convergé au même moment. Les protections européennes se sont effondrées en même temps que le marché mondial», résume Philippe Chalmin, professeur d'économie à l'université Paris-Dauphine, spécialiste des marchés de matières premières. En trois ans, les cours mondiaux du sucre ont chuté de moitié. De près de 600 euros la tonne, le sucre transformé est passé à 300 euros en Europe. La faute à une surproduction planétaire. Le Brésil, la Thaïlande et l'UE ont un peu participé à faire déborder le vase, mais c'est surtout l'Inde qui a arrosé le marché. «Le pays a eu des récoltes tout à fait exceptionnelles deux ans de suite. Résultat, les prix se sont effondrés», poursuit Philippe Chalmin.

Alors qu'ils étaient auparavant préservés, les producteurs français se sont retrouvés dans la tempête. En octobre 2017, l'UE a tiré un trait sur les quotas et les prix minimums garantis aux agriculteurs. Le sucre était le dernier bastion bénéficiant de ce système. Depuis la libéralisation, le prix européen est directement lié au prix mondial et en subit donc les aléas. «Au moment des prix garantis, les planteurs vendaient 25 euros minimum la tonne de betteraves sucrières pour l'année en cours. Actuellement c'est 19 euros», précise Quentin Mathieu, économiste à la chambre d'agriculture. Un prix de vente trop faible pour couvrir les coûts de production.

La filière a un temps été très optimiste, ce qui n'arrange pas la situation actuelle. «Au moment où la sortie des quotas a été prévue, on était dans une période d'euphorie à l'international avec une forte remontée des cours du sucre. Les coopératives ont dit aux agriculteurs d'augmenter leurs surfaces. En France, en 2016-2017, elles ont augmenté de 23%», ajoute Quentin Mathieu. La production a mécaniquement augmenté en Europe l'année d'après : +27%. Les investissements réalisés sont autant de charges supplémentaires aujourd'hui pour les agriculteurs. Les coopératives avaient de leur côté investi dans de nouvelles usines et développé leurs activités à l'étranger en prévision d'une splendide croissance économique.

Est-ce comparable à la crise laitière ?

La crise sucrière serait moins importante que la crise laitière. Cependant, le parallèle est «intéressant» aux yeux de l'économiste Quentin Mathieu : «Les deux proviennent de décisions politiques – la fin des quotas – avec les mêmes conséquences économiques, une crise très forte sur la filière.» Mais la comparaison s'arrête là. Pendant la crise laitière, les producteurs, plus fragiles, étaient en conflit ouvert avec les industriels. Le rapport de force est cette fois-ci différent. «Les betteraviers sont extrêmement bien organisés et représentent une puissance économique non négligeable», indique Philippe Chalmin. Ils avaient d'ailleurs anticipé en demandant des garanties aux industriels pour éviter de subir le même sort que leurs confrères laitiers.

Comment la filière française peut-elle limiter la casse ?

Niveau prix, la situation ne devrait pas s'aggraver puisqu'il est difficile de tomber plus bas. La crise devrait mener certains agriculteurs à réduire les surfaces cultivées et donc à freiner la surproduction. «Pour 2019-2020, le marché devrait revenir à l'équilibre, donc on peut imaginer que les cours vont un peu remonter», projette Philippe Chalmin.

Selon ce dernier, si les usines ferment, beaucoup de producteurs qui les fournissaient n'auront pas d'autre choix que d'arrêter la betterave. Les champs sont à proximité des sites de transformation. Il n'est pas rentable d'allonger les trajets pour écouler les stocks ailleurs. «La plupart des cultures sont situées dans le Nord de la France et pas très diversifiées. Il est difficile de planter autre chose. D'autant plus dans un contexte international de déprime sur le marché des grandes cultures», précise Quentin Mathieu. Une des portes de sortie pourrait être la diversification vers le bioéthanol, carburant qui peut être produit à base de betterave.

La CGB, elle, se mobilise pour «sauvegarder les sites industriels et pérenniser la production de betteraves dans les territoires». Pour éviter les fermetures, quelques betteraviers se sont dits prêts à racheter les usines menacées et relancer l'activité. Ce qui suppose d'avoir les fonds nécessaires.

«Les agriculteurs ont des comptes à demander aux coopératives en matière de stratégie d'investissement, pour que les informations soient davantage transparentes, estime Quentin Mathieu. Il y a un véritable enjeu en matière de gouvernance.»