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Libération
Interview

Affaire Lambert : «La justice a été particulièrement instrumentalisée»

Vincent Lambertdossier
Pour le juriste Denis Berthiau, le revirement survenu avec la reprise des traitements opère un glissement juridique. Alors que la loi Leonetti porte sur l’obstination déraisonnable et le respect de la volonté du patient, le débat est désormais étendu aux droits des personnes handicapées.
Les avocats des parents de Vincent Lambert, mardi à Reims. (Photo Pascal Rossignol. Reuters)
publié le 21 mai 2019 à 19h46

D'«incompréhensible» à «miraculeux», les réactions de stupéfaction se sont multipliées après l'annonce, lundi soir, de la décision de la cour d'appel de Paris ordonnant le rétablissement des traitements visant à maintenir Vincent Lambert en vie, alors qu'ils avaient été interrompus le matin même par son médecin. Denis Berthiau est professeur de droit à l'université Paris-Descartes et vient de publier le Virage bioéthique (l'Harmattan), sur les questions liées à la révision de la loi bioéthique. Il analyse ce qu'il appelle un «glissement sur le fond».

La décision de la cour d’appel est-elle incompréhensible, comme le disent certains ?

Surprenante et inattendue oui, mais pas incompréhensible. Il y a un vrai sens. Jusqu'à présent, on avait eu la décision du tribunal administratif qui avait jugé que, faute d'éléments nouveaux sur la situation de Vincent et sur le juste respect de la loi, il n'y avait pas lieu de stopper la décision du Dr Sanchez d'arrêt des traitements. Là, la cour d'appel de Paris estime que la prise de position du Comité international des droits des personnes handicapées (CDPH) de l'ONU est un élément nouveau que l'Etat français ne pouvait ni ignorer ni même apprécier.

Et de ce fait, la cour «ordonne de prendre toutes mesures aux fins de faire respecter les mesures provisoires demandées par le Comité international des droits des personnes handicapées le 3 mai 2019 tendant au maintien de l'alimentation et l'hydratation». Il faut noter, encore, que la cour d'appel a bien pris en compte que la décision du CDPH n'est pas contraignante, mais elle considère que l'on ne peut pas ignorer cet élément. Sur ce point, c'est incontestable dans les faits, même si juridiquement cela peut l'être. Enfin, nous ne sommes plus sur le même ordre de juridiction.

C’est-à-dire ?

Jusqu’à présent, c’était toujours le juge administratif qui était saisi car Vincent Lambert est pris en charge dans un hôpital public. Là, c’est l’ordre judiciaire qui a pris position comme gardien des libertés individuelles. Les parents avaient déposé un recours, d’heure à heure, devant la cour d’appel, et celle-ci est habilitée à y répondre.

Certes, mais sur le fond ?

C’est là que c’est impressionnant. Nous assistons à un glissement manifeste. Jusqu’à la saisine du CDPH, la question qui était posée était double : est-ce que la loi française est bien appliquée ? Et en second lieu, la loi française n’est-elle pas contradictoire avec le droit à la vie ? Sur ces points, à plusieurs reprises, il a donc été répondu positivement. Car la loi française repose sur deux piliers : la lutte contre l’obstination déraisonnable et le respect de la volonté du patient. On l’oublie peut-être, mais à plusieurs reprises le juge a constaté que Vincent Lambert, par des propos tenus à ses proches, ne souhaitait pas d’obstination déraisonnable. Avec la saisine du CDPH, il est répondu à une autre question : est-ce que notre loi porte atteinte aux droits des handicapés ? Ce n’est pas du tout la même question. Et on peut se demander s’il est acceptable de passer de l’un à l’autre.

Et que répondez-vous ?

Cela n’est pas justifiable. La loi française, je le redis, est une loi sur l’obstination déraisonnable et la volonté du patient, elle n’a pas pour objet le handicap. Mais on vient de fait de relier les deux, et si on va jusqu’au bout, on pourrait arriver à cette absurdité que parce qu’on est handicapé on est obligé de vivre même dans un cadre d’obstination déraisonnable. C’est évidemment inacceptable. Aussi, ce que j’ai entendu lundi soir est inexact et choquant. On parle d’euthanasie mais dans la décision médicale qui avait été prise, l’intentionnalité n’était pas de «faire mourir», il s’agissait, faut-il le répéter, d’arrêter une obstination déraisonnable avérée et constatée. En plus, ce n’est pas une loi applicable uniquement pour la fin de vie, comme j’ai pu l’entendre, mais contre l’obstination déraisonnable, que l’on soit ou non en fin de vie ; Vincent d’ailleurs ne l’était pas.

Y a-t-il eu échec de la justice ?

Il n’y a pas eu de mauvaise interprétation juridique de la loi mais pour autant, on peut parler d’échec de la justice. D’abord parce que l’ensemble des procédures qui ont été lancées l’ont été dans le but de retarder ce qui aurait dû arriver, c’est-à-dire l’arrêt des traitements. La justice est souvent utilisée à cette fin, mais là, elle a été particulièrement instrumentalisée. De plus, la réponse qu’elle a pu donner quant à l’existence d’une obstination déraisonnable n’a jamais été suivie d’effets. Je parlerais plutôt d’échec de la loi.

Et maintenant ?

Un constat et une ambiguïté. Le constat : la loi se révèle incapable de limiter les procédures judiciaires excessives. L’ambiguïté : l’arrêt des traitements est-il une décision judiciaire ou une décision médicale ? La loi doit trancher. Mais si c’est une décision judiciaire, alors on n’échappera pas à des procédures interminables. Le législateur n’y a pas réfléchi en ne posant pas un cadre assez protecteur de la décision médicale tout en laissant ouvert bien sûr un contrôle, mais raisonnablement encadré. Aujourd’hui, la situation est clairement intenable.