Il incarne l'un des deux versants du désormais fameux «et en même temps» macronien. L'antithèse destinée à faire de la liste Renaissance une synthèse. Deuxième derrière Nathalie Loiseau, Pascal Canfin, ex-patron de WWF, ex-EE-LV, la caution écolo. Deux places plus bas, en numéro 4, c'est lui, Jérémy Decerle, éleveur de charolaises et ancien président des Jeunes Agriculteurs (JA). Sur le papier, deux mondes et deux parts de marché électoral.
Né en Saône-et-Loire, élevé sur l'exploitation de ses parents, l'agriculteur de 35 ans parle encore comme on se présente lors d'un entretien d'embauche. «Titulaire d'un bac professionnel agricole», il part six mois au Brésil pour un stage sur une exploitation, rentre travailler avec ses parents et reprend l'élevage à la mort de son père. Une cinquantaine de charolaises sur une centaine d'hectares et un salarié qui s'en occupe pendant qu'il vend la liste LREM partout en France. Sous l'œil de son attaché de presse, le candidat à la stature imposante s'applique à l'exercice, l'air d'un débutant qu'il n'est pas tout à fait après vingt ans de syndicalisme agricole. Dès 15 ans, Jérémy Decerle s'engage en effet aux JA, le club poussins de la FNSEA. Un peu par tradition familiale, un peu pour faire la fête, «et puis pour trouver des solutions pour aider les jeunes agriculteurs». «C'est une problématique toujours existante : reprendre une exploitation, c'est toujours difficile, ça demande un accompagnement, c'est ça qu'on défendait», raconte-t-il. Devenu président des JA, il côtoie Didier Guillaume, le ministre de l'Agriculture, qui lui proposera une place sur la liste LREM : «J'avais pas forcément prévu ça, il me restait un an et demi de mandat mais c'est une opportunité assez grande pour ne pas la négliger.»
«Trahison»
Pour un parti qui représenterait, selon ses adversaires, l'élite métropolitaine, mondialisée et déconnectée, sa présence sur la liste LREM est un signal envoyé à la «France des provinces». Au sein des JA en revanche, l'annonce a fait grincer des dents. «J'entends un certain nombre de critiques de la part de syndicalistes qui disent que ce serait une trahison, mais on a rarement des agriculteurs qui veulent s'engager en politique», avoue Jean-Baptiste Moreau, député LREM et lui aussi agriculteur. Officiellement, c'est la ligne des JA. Son nouveau président, Samuel Vandaele, vante un homme «percutant, pugnace qui sera un bon relais au Parlement». En interne pourtant, certains critiquent le candidat, accusé d'avoir utilisé le syndicat comme tremplin vers une majorité supposée malmener l'agriculture.
«Notre histoire suscite des critiques des deux côtés», s'amuse Pascal Canfin. Entre eux en revanche, il l'assure, ni tensions, ni sujets de confrontations : «Quand j'ai dit oui, je savais qu'il y avait des contacts avec Jérémy. Je me suis renseigné sur ses positions, on m'a rassuré. On incarne cette capacité des écolos et des agriculteurs à se parler. On est exactement sur la même ligne.» Dans le discours de l'agriculteur pourtant, quelque chose ne colle pas tout à fait avec le grand barnum écologique de la liste LREM. Le bien-être animal ? «Quand on regarde le métro parisien, certaines lignes sont beaucoup moins confortables que des vaches dans un camion.» Le glyphosate ? «Aujourd'hui, c'est le meilleur produit. En trois ans, on va avoir du mal, quoi qu'il arrive, à trouver un produit aussi efficace que celui-là.» On oublierait presque que c'est le délai fixé par le chef de l'Etat pour interdire ledit pesticide, interdiction que la liste Renaissance veut étendre à l'échelle de l'UE. Classé «allié potentiel» et «utilisateur de gly» sur le listing de fichage Monsanto, Jérémy Decerle assure ne pas en utiliser.
Aveuglement
Il n'empêche, sa rhétorique sur le sujet fait penser à celle des défenseurs du pesticide. «Nous, ce qu'on dit c'est "prenons le temps". Une fois que t'as dit "on interdit", comment on mange demain ? En France, la règle c'est un litre par hectare, une bouteille pour un terrain de foot, c'est quand même pas grand-chose. En interdisant, quand les gens crèveront de faim, on prend le risque de voir arriver des produits d'autres pays qui seront encore plus dangereux.» Le candidat en veut pour preuve l'interdiction en 2016 du diméthoate, un insecticide utilisé sur les cerisiers, qui aurait, selon lui, provoqué la faillite de nombreux agriculteurs français, pendant que des cerises traitées au même produit continuaient d'affluer d'autres pays. «Archifaux, s'agace Laurent Pinatel, ex-porte-parole de la Confédération paysanne. C'est un mensonge répandu par la FNSEA. C'est grave de la part d'un candidat aux européennes de méconnaître autant la réglementation.» En effet, lorsque le pesticide a été interdit, le ministre de l'Agriculture de l'époque, Stéphane Le Foll, a mis en place une clause de sauvegarde, soit l'interdiction d'importation de cerises venant de pays l'autorisant. «On peut faire le même pari sur le glyphosate, assure Pinatel, qui a rencontré plusieurs fois Decerle dans le cadre de leurs fonctions syndicales. Il est quand même dans le "laissez-nous faire". Il n'a pas compris qu'on doit produire de l'alimentation qui correspond à la demande des citoyens, et pas à celle de l'industrie agroalimentaire.»
Paysan converti au bio, Benoît Biteau figure en onzième position sur la liste EE-LV de Yannick Jadot. Pour lui, «beaucoup d'agriculteurs ont été bercés par ces idées-là et c'est extrêmement violent de faire le constat qu'on s'est trompé pendant toutes ces décennies. C'est un blocage psychologique». Victime d'aveuglement mais pas manipulateur donc ? L'honnêteté de son engagement, du syndicat à sa candidature, fait en tout cas peu de doutes. Jérémy Decerle s'est engouffré dans la porte politique qu'on lui ouvrait pour défendre ses congénères. Interrogé sur sa compatibilité idéologique avec LREM, il a d'ailleurs du mal à convaincre. La ligne macroniste «converge avec mes idées, plus qu'avec celle des Républicains. Je peux rien vous dire de plus que ça». Il se reprend : «Je sais qu'il y a du boulot à faire sur l'agriculture, c'est bien pour les agriculteurs.» Là, on y croit.