Il y a quelques semaines, la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, brossait auprès de Libération et quelques autres journalistes le portrait du «candidat idéal» pour prendre la tête du parquet national antiterroriste (Pnat). Il faut, évidemment, que le futur patron possède une solide expérience en la matière, mais également qu'il fasse montre d'«un bon relationnel» avec le parquet de Paris et ceux de province, ainsi que d'«une vraie personnalité pour s'imposer face aux services de renseignements, qui sont puissants». Et d'ajouter : «Le pompon serait qu'il ait aussi quelques connaissances en crimes contre l'humanité», puisque ces derniers tomberont désormais dans l'escarcelle du Pnat.
Parmi les onze candidats en lice - il y avait le médiatique juge Marc Trévidic, la déléguée interministérielle à l’aide aux victimes, Elisabeth Pelsez, la directrice de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, Anne Kostomaroff, le procureur de Nice, Jean-Michel Prêtre, le procureur général de Bastia, Franck Rastoul -, c’est Jean-François Ricard, 62 ans, conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui répondait semble-t-il le mieux au gargantuesque cahier des charges de la chancellerie. Proposée au Conseil supérieur de la magistrature (CSM), sa candidature a recueilli un avis positif mardi après-midi. Sans grande surprise, tant son nom circulait dans les couloirs comme le favori depuis belle lurette. La position du CSM étant non contraignante, Jean-François Ricard doit encore attendre son adoubement officiel par décret présidentiel. Il devrait intervenir d’ici la fin juin.
Petite révolution
Magistrat discret à souhait (la dernière photo de lui avant le portrait de Libération datait de 2006), Jean-François Ricard va marcher dans les pas de l'estimé François Molins. Gros job, tant le poste est sensible et symbolique. Depuis la vague d'attentats ayant endeuillé la France, le Pyrénéen était devenu cette figure rassurante, compétente, pédago, qui permettait aux citoyens de ne pas céder totalement à la peur. Inévitablement, le jeu des comparaisons tombera tôt ou tard sur le râble de Jean-François Ricard, dont la communication sera sans nul doute décortiquée.
Créé par le projet de loi de réforme pour la justice et imaginé afin de mieux répondre à une «menace sans commune mesure», dans un pays meurtri par les vagues d'attentats jihadistes depuis 2015, le Pnat incarne une petite révolution dans l'organisation judiciaire puisqu'il a vocation à remplacer la section antiterroriste du parquet de Paris, dite «C1», créée en 1986 (lire ci-contre). En la matière, le candidat Ricard n'a rien d'un impétrant. Il a œuvré pendant douze ans au sein de la galerie Saint-Eloi, l'antre des juges antiterroristes, à l'époque située sous les combles de l'ancien palais de justice de l'île de la Cité à Paris. «Lorsqu'on m'a proposé le poste, je n'ai pas hésité. J'avais fait mes preuves en matière de grande criminalité et j'étais intéressé par l'international. J'avais roulé ma bosse», témoigne-t-il dans le livre l'Impossible traque : au cœur de l'antiterrorisme de Patricia Chaira et Dorothée Lépine.
Sa carrière a en effet commencé en 1982 par un poste de juge à Arras (Pas-de-Calais), puis il est passé par Bobigny (Seine-Saint-Denis) avant de rejoindre Paris. Dans les couloirs du palais, ce fils de préfet qui a grandi dans une famille bourgeoise à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) se fait vite connaître pour son intransigeance voire une certaine audace. Il est celui qui n’a pas hésité à placer sous mandat de dépôt le numéro 2 de la Brigade de répression du banditisme dans le cadre d’une enquête sur un trafic de cocaïne, à lancer un mandat d’arrêt contre Habib Ben Ali, dit Moncef, le frère du président tunisien, ou même à convoquer Charles Pasqua, l’ex-histrion du RPR, dans l’affaire Doucé.
«Totale symbiose»
En 1995, il a tout juste 39 ans quand il se retrouve avec le dossier de l'attentat à la station Saint-Michel du RER B. L'explosion d'une bouteille de gaz remplie d'écrous a fait 8 morts et quelque 150 blessés ; elle est revendiquée par le GIA algérien. «C'est quelqu'un de très travailleur, qui va jusqu'au bout des dossiers. Un perfectionniste», se souvient Jean-Louis Bruguière, à l'époque le taulier de la galerie Saint-Eloi, surnommé «L'amiral».
Sous ses ordres, il y avait deux autres matelots : la technicienne et ultrarigide Laurence Le Vert, et l'impétueux Gilbert Thiel, soit la «bande des quatre». Bruguière et Ricard - qui deviendront amis - travaillent fréquemment en cosaisine. Ils se spécialisent sur les dossiers de terrorisme islamiste et instruisent «en totale symbiose» : «On posait souvent les mêmes questions lors des interrogatoires», poursuit l'ancien juge devenu haut représentant de l'Union européenne auprès des Etats-Unis pour la lutte contre le financement du terrorisme.
Dans son livre Au cœur de l'antiterrorisme, le juge Marc Trévidic, pas dupe des rivalités intestines qui gangrenaient alors Saint-Eloi, raconte ainsi la «guerre de succession» lors du départ de Jean-Louis Bruguière en 2007 : ce dernier «tentait d'imposer son poulain naturel, Jean-François Ricard. Claude Choquet, juge d'instruction de talent et chef de service de la Jirs [juridiction interrégionale spécialisée] de Marseille, apprécié pour ses qualités humaines, était également pressenti. Par ailleurs, Laurence Le Vert et Gilbert Thiel se positionnaient comme successeurs légitimes eu égard à leurs années de service à Saint-Eloi». C'est finalement un outsider, Yves Jannier, avocat général près la cour d'appel de Paris, qui remporte la mise.
«Vieillissant»
De son côté, Jean-François Ricard part pour la direction juridique du ministère de la Défense, où il devient chef de la division des affaires pénales militaires. Une façon de décrocher «le pompon», pour reprendre les mots de Nicole Belloubet, puisqu'il acquiert une certaine expérience en matière de crimes contre l'humanité. En 2009, il devient avocat général au TGI de Paris - et renoue avec les dossiers terroristes, notamment en requérant lors du procès Carlos de 2013. Deux ans plus tard, il rejoint la Cour de cassation. Depuis, il a notamment participé au développement de la jurisprudence concernant la notion d'«association de malfaiteurs terroristes», infraction souvent qualifiée «d'attrape-tout» par les avocats de la défense, aux prises avec une réelle sévérité pénale.
On peut penser que la nomination de Jean-François Ricard n’est pas non plus étrangère à son appartenance à une autre «bande de quatre», plus récente : avec Jean-Louis Bruguière, toujours, mais aussi Michel Debacq, ancien responsable de la section spécialisée du parquet de Paris, et Christian Vigouroux, ex-directeur de cabinet des gardes des Sceaux Christiane Taubira et Elisabeth Guigou, ils sont ceux qui ont convaincu Emmanuel Macron et Nicole Belloubet de créer le Pnat malgré la réticence de leurs prédécesseurs.
Macron compatible, «JFR» appliquera-t-il à la lettre les directives pénales qui lui sont fixées, ou les infléchira-t-il s'il les juge cavalières ? «S'il fait consensus, c'est qu'a priori, il ne va pas ruer dans les brancards, raille un ex-collègue un peu vachard. Ricard est un magistrat sérieux, bosseur, qui gérera les affaires courantes. Selon moi, le souci majeur, et non des moindres, c'est qu'il prend un poste très exposé, en raison d'une menace toujours très élevée. Or son logiciel est très vieillissant. Certes, il a bossé sur le GIA, mais depuis le terrorisme a changé. A part qu'il s'agisse d'une forme violente de l'islamisme, le GIA n'a rien à voir avec Al-Qaeda, qui n'a lui-même rien à voir avec l'Etat islamique. La technique aussi a changé, avec des organisations très modernes au plan de la propagande numérique. Sa capacité d'adaptation va être mise à rude épreuve.» Des doutes qu'il va vite falloir lever, pour s'imposer à la tête d'un vaisseau de 26 magistrats, dont l'existence est inédite dans l'histoire judiciaire française.