Pour Bruno Cautrès, chercheur au CNRS et au Cevipof (Sciences-Po), l'abstention à ces élections européennes est «un problème structurel et ne vaut pas seulement pour la France».
Comment expliquer, alors que les Français ont réclamé pendant des mois plus de démocratie directe, que l’abstention s’annonce toujours aussi importante ?
Si on prend du recul, on constate que, depuis 2017, les Français sont passés par toutes les phases d'expression publique. D'abord le choix d'élire un président de la République de 39 ans dont c'était la première élection et un renouvellement sans précédent de l'Assemblée nationale. Puis, moins de deux ans après, une colère populaire et sociale inédite marquée par des scènes de violences a précédé un grand débat national qui, même s'il n'a pas concerné toutes les couches de la société, a permis à beaucoup de Français de s'exprimer dans de nombreuses réunions. Avec ces élections européennes, on revient à un mode d'expression traditionnel : le vote. Que constate-t-on ? Que les mêmes personnes qui ont réclamé dans les manifestations plus de démocratie citoyenne se disent toujours : «Si c'est pour voter pour le même personnel politique, ce n'est pas la peine.» Ce n'est pas une surprise : dans notre baromètre annuel de la confiance politique, si les Français considèrent encore le vote comme le meilleur moyen pour s'exprimer, dans la dernière vague de cette enquête (publiée en janvier), ils étaient moins nombreux à le penser.
Pour les européennes, est-ce lié à l’éloignement et au manque de connaissance des institutions ?
En partie. Mais la baisse des taux de participation est une tendance que l’on observe dans toutes les élections, y compris pour des scrutins locaux. Même dans les pays où le vote est obligatoire, on constate un nombre accru de votes blancs. Partout en Europe - malgré des différences nationales liées à la culture civique de chaque pays - existe une défiance croissante dans le personnel politique et les institutions. Quant à la France, lorsqu’on observe les indicateurs de vitalité démocratique (libertés publiques, possibilités de faire appel d’une décision administrative, hyperpuissance présidentielle…) nous sommes très clairement dans le milieu de tableau des pays européens.
On aurait pu penser que le passage à une circonscription nationale allait davantage intéresser les Français…
Et ça ne l'a pas fait. Mais souvenez-vous : en 2003, lorsque Jean-Pierre Raffarin choisit de régionaliser ce scrutin, c'était avec l'idée de «rapprocher» les élus européens des citoyens pour, justement, enrayer la baisse du taux de participation. Le problème est que les responsables politiques n'ont pas créé, dans cette campagne, de grand débat national sur l'Europe ! La question européenne a pourtant pris de l'importance dans toutes les familles politiques ces dernières années - on l'a vu en 2005 - mais ce scrutin reste une élection dite «de second ordre».
L’électeur sait qu’il ne sert pas à désigner qui est le chef. Donc il s’en désintéresse ou s’en sert davantage pour sanctionner le pouvoir en place dans son pays ou bien pour envoyer un message. Par ailleurs, alors qu’un choix important s’offre aux électeurs, ces derniers se sentent perdus dans le trop-plein de listes et l’éclatement de toutes les familles politiques : de la gauche aux souverainistes en passant par les écologistes. Le fort taux d’abstention attendu est donc davantage un problème structurel et ne vaut pas seulement pour la France.
C’est-à-dire ?
Au sein de l’UE, il existe un important clivage entre les pays de l’Ouest et ceux de l’Est : 13 % de participation en 2014 en Slovaquie, moins de 20 % en République tchèque, 24 % en Pologne… Ces pays ont une autre histoire européenne, l’adhésion à l’Otan était plus importante pour eux que celle à l’UE. En revanche, les pays historiquement ancrés dans l’UE, en particulier ceux du nord de l’Europe, gardent de bons taux de participation.
Mais en France, plus on avance dans le temps, moins on vote…
Pas forcément. Il y a eu un rebond en 2014 et si on est à ce niveau-là dimanche (42 %), on aura stabilisé la chute. Même si cela restera problématique pour un pays qui ne cesse de donner des leçons européennes : si moins de la moitié des électeurs se rendent aux urnes et que la majorité d’entre eux choisit le Rassemblement national, il sera compliqué pour Emmanuel Macron de dire que les Français le suivent dans sa volonté de transformation de l’UE.