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Analyse

Licenciements chez Cora : le «chaos législatif» du travail dominical

Le licenciement pour faute grave de deux salariés de la chaîne d'hypermarchés, opposés au travail le dimanche, pose à nouveau la question de son encadrement. Si les employés sont censés avoir le droit de refuser, ils n'en ont pas souvent la possibilité concrète.
Dans un super-marché Cora en 2014. (Photo Virginie Lefour. AFP)
publié le 24 mai 2019 à 10h09

C'est une affaire qui illustre toutes les ambiguïtés des dernières réformes du code du travail. Ou, pour le dire plus simplement comme un syndicaliste du secteur du commerce contacté par Libé, à quel point «c'est un grand bordel». Fin avril, deux salariés de l'hypermarché Cora de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine) ont été licenciés pour avoir refusé de travailler le dimanche, a révélé Europe 1 mardi. Depuis mars 2018, et malgré l'opposition clairement exprimée de ses salariés, ce magasin, comme de nombreux hypermarchés en France, est ouvert le dimanche jusqu'à 13 heures. «Les explications recueillies auprès de vous lors de notre entretien ont été claires et vous avez mentionné le refus total de venir travailler le dimanche matin. Au vu de ces éléments, je me vois contraint de vous notifier votre licenciement immédiat pour faute grave», écrit le directeur du magasin dans la lettre adressée à l'une de ces deux employés, Christèle Lorant. Parce qu'elle aurait fait preuve d'«insubordination», la voilà licenciée sans préavis ni indemnité. «Au bout de dix-huit ans, c'est comme si je n'existais pas – un pion, quoi», a-t-elle dit à TF1.

Pourtant, affirment les élus syndicaux qui la défendent, à aucun moment il n'était stipulé dans son contrat de travail que Cristèle Lorant devait travailler le dimanche. Au contraire, il y était écrit qu'elle travaillait du lundi au samedi. Et selon eux, la direction n'a pas proposé à la salariée de signer un avenant pour modifier ses jours travaillés. «Chez Carrefour, ils font appel au volontariat et rémunèrent 50% de plus. Chez Cora, ça fait des années qu'on demande un accord de groupe, mais la direction répond qu'elle est dans son droit en obligeant les salariés», explique Cyril Lechevestrier, délégué syndical central CFTC, qui travaille dans l'hypermarché de Rennes. En attendant, depuis maintenant deux ans, les contrats des nouveaux arrivés comportent la mention du travail dominical. «Il arrive aussi, quand certains salariés évoluent, qu'on leur fasse signer un avenant pour leur nouveau poste dans lequel figure le travail le dimanche. Sans toujours leur dire. J'ai un collègue qui a récupéré un nouveau rayon, qui a signé un avenant, et qui a découvert ensuite que cet avenant prévoyait qu'il travaille le dimanche. On ne lui en avait pas parlé», raconte Lechevestrier. Contactés par Libération, ni la direction du magasin ni le groupe Cora n'ont donné suite.

Bon, que dit le droit ?

«Les exceptions au repos dominical représentent une cinquantaine de pages du code du travail», souligne le professeur agrégé de droit à Paris-Nanterre Emmanuel Dockès, qui évoque un «chaos législatif fantastique». «C'est une partie tellement dense, touffue et truffée d'exceptions que c'est la seule partie que la loi El Khomri [adoptée en 2016, ndlr] n'a pas refondue. Quand ils sont tombés dans le maquis du travail le dimanche, ils ont été découragés.» «Dans ce chaos-là, en ce qui concerne les établissements d'alimentation, il existe des exceptions, pour certaines d'entre elles très anciennes. Notamment la vente de fruits et légumes, autorisée le dimanche matin depuis très longtemps», ajoute-t-il.

En effet, un hypermarché comme Cora a tout à fait le droit d'ouvrir le dimanche matin, dès lors que la majorité de son activité consiste à vendre de la nourriture. «La situation du magasin Cora est celle d'un établissement à prédominance alimentaire qui peut ouvrir de plein droit le dimanche jusqu'à 13 heures sans autorisation», affirme le ministère du Travail, qui s'est emparé du sujet en dépêchant les services de l'Inspection du travail pour examiner le cas des deux salariés licenciés. «Ce régime dérogatoire date de 1906 et n'a pas été modifié ni par la loi du 6 août 2015, dite loi Macron, ni par les ordonnances travail du 22 septembre 2017, dites ordonnances Pénicaud», avance encore le ministère pour désamorcer les critiques.

Dans les faits pourtant, c'est assez récemment qu'un certain nombre d'hypermarchés se sont mis à ouvrir le dimanche matin. En 2015, la loi Macron avait déjà étendu les dérogations et précisé que les commerces d'une taille supérieure à 400 m² devaient majorer de 30% le salaire des travailleurs réquisitionnés. «Pour la plupart des gens» concernés chez Cora, qui travaillent à temps partiel, ce minimum légal représente «un gain mensuel de 10 à 12 euros», tempère Cyril Lechevestrier, soulignant les difficultés que cela peut poser dans l'organisation de la vie dominicale : «Comment vous trouvez une nourrice le dimanche pour 10 euros ?»

Et alors, il est où le volontariat ?

Le sujet resurgit à la faveur de cette affaire. Toute la communication gouvernementale autour des assouplissements récents sur le travail dominical a consisté à dire que celui-ci reposerait sur la motivation des salariés. En réalité, il n'en est pas vraiment question ici : «Le principe du volontariat s'applique dans les cas où l'entreprise va solliciter une dérogation, par exemple si elle se trouve dans une zone commerciale internationale ou touristique. Dans ce cas, un accord d'entreprise ou un référendum est nécessaire et l'employeur doit recueillir un accord individuel écrit du salarié. En revanche, il n'y a pas de principe de volontariat dans le commerce de détail alimentaire», explique un membre du syndicat CGT Travail emploi formation professionnelle (CGT-TEFP) du ministère du Travail. Pour autant, selon Emmanuel Dockès, la jurisprudence est catégorique : «Dans tous les cas, modifier la répartition du temps de travail d'un salarié pour inclure le travail le dimanche, c'est une modification du contrat que le salarié est en droit de refuser. C'est une jurisprudence qui est très claire.» Ainsi, en 2011, la Cour de cassation a donné raison à un serveur qui, au bout de huit ans dans un bar-café-restaurant, s'était vu imposer de travailler le dimanche, ce qu'il avait refusé.

Reste qu'entre le droit et son application concrète, il peut y avoir un monde. «Dans les faits, le principe de volontariat est très théorique, avance Alexandre Torgomian, secrétaire général du Syndicat du commerce indépendant et démocratique, qui défend les salariés de ce secteur. Car les salariés ont peur des représailles. Ils savent que s'ils refusent, l'employeur ne se débarrassera peut-être pas d'eux sur-le-champ, mais il le fera d'une manière plus subtile : en leur menant la vie impossible, en leur refusant leurs jours de congés…» Il développe : «Dans les boîtes, la réalité, c'est que les employeurs font un peu ce qu'ils veulent et ne s'encombrent pas avec le code du travail. Au pire, ils savent qu'ils peuvent être attaqués aux prud'hommes mais qu'ils ne risquent pas grand-chose. Car dans les faits, qui va attaquer ? Pour les salariés, c'est devenu de plus en plus complexe.» Dans le viseur du syndicaliste, l'évolution des démarches pour saisir le conseil des prud'hommes, avec l'obligation notamment de remplir un formulaire spécifique. Autre barrière : le plafonnement des indemnités prud'homales qu'un salarié peut espérer obtenir lorsqu'il conteste un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

«Ne nous leurrons pas : l'existence d'un droit au refus n'a jamais été extrêmement efficace. Les salariés sont en position de faiblesse», complète Emmanuel Dockès. «Quand vous refusez, vous courez des risques, toujours. Ce licenciement chez Cora est illégal, mais ce n'est pas pour ça qu'il est problématique pour l'employeur. Depuis les ordonnances Macron, un licenciement illégal est bon marché. Dans certains cas, un employeur qui voudrait absolument faire du licenciement low-cost pourrait toujours arriver à chercher un motif économique.»

C'est d'ailleurs ce qu'a fait Cora dans un précédent cas. En 2015, les 182 salariés de l'hypermarché de Saint-Quentin (Aisne) se sont vus proposer un avenant pour les faire travailler le dimanche. Sept ont refusé… et ont été licenciés pour motif économique. Deux ont porté l'affaire devant les prud'hommes, rapportait le Courrier picard en décembre 2018. «On a un gouvernement qui dit qu'on va protéger la liberté individuelle, que seuls les volontaires pourront travailler le dimanche, et qui dans le même temps détruit les sanctions des employeurs qui voudraient violer cette règle», conclut Emmanuel Dockès.