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Libération
Enquête

Education : Inspire, une plateforme très orientée

Doté d’une subvention record de 1,8 million d’euros et unique détenteur du label du ministère de l’Enseignement supérieur, le dispositif d’aide à l’orientation jouit d’une situation de quasi-monopole qui pose question.
Des élèves en terminale technique préparent, en mars, leur orientation post-bac avec des volontaires de l’association Article 1, au lycée Gustave-Monod d’Enghien-les-Bains (Val-d’Oise). (Photo Corentin Fohlen pour Libération)
publié le 29 mai 2019 à 19h16

En janvier, un mail alarmant est tombé dans les boîtes des journalistes : «Près de la moitié des lycéens se déclarent stressés et pas suffisamment accompagnés pour faire leur choix d'orientation.» La source : un sondage réalisé par l'association Article 1 à la veille de l'ouverture de la phase des vœux sur Parcoursup. Rien de surprenant : avec ce nouveau système d'entrée dans l'enseignement supérieur, et alors qu'une réforme du lycée est en cours, tout est réuni pour déstabiliser les jeunes. Les récents «bugs» survenus lors des premiers résultats de Parcoursup n'ont rien arrangé.

Alors que prospèrent des coachs en pagaille et des boîtes monnayant le remplissage d'un bon dossier Parcoursup pour des sommes allant jusqu'à 580 euros, Article 1 a su tirer son épingle du jeu et ce succès interroge. Gratuite, sa plateforme Inspire est en effet le seul dispositif d'aide à l'orientation à avoir été labellisé en 2018 par le ministère de l'Enseignement supérieur, un sésame qui lui a ouvert en grand les portes des lycées. Douglas Souchu, directeur délégué aux formations du lycée Gustave-Monod à Enghien-les-Bains (Val-d'Oise), travaillait depuis longtemps avec feu Passeport Avenir, association qui a fusionné l'an dernier avec sa concurrente Frateli pour donner naissance à Article 1. Continuer la collaboration était donc une évidence, mais «il est clair que le label leur a donné bien plus de visibilité. Les rectorats envoient des mails aux lycées sur Inspire pour que les profs principaux en parlent aux élèves et nous informent sur les ateliers». De 1 000 lycéens accompagnés en 2015, lors du lancement pilote d'Inspire, l'association à but non lucratif est passée à 5 000 en 2016-2017, et 30 000 entre janvier et juin 2018, lors du lancement de Parcoursup. Depuis la rentrée 2018-2019, elle revendique 80 000 inscrits.

Comment expliquer un tel engouement ? Inspire se veut rapide et efficace. Les élèves remplissent d'abord un questionnaire : notes, préférences d'études et de matières sont renseignées, puis digérées par un algorithme qui en déduit des pistes d'études adaptées. Eray, 17 ans, en terminale STI2S à Gustave-Monod, a découvert la plateforme lors d'un atelier organisé par Article 1 dans son établissement où on lui a précisé qu'une fois les pistes d'études affichées, les élèves pourraient contacter des «étudiants éclaireurs» bénévoles dans les filières qui les intéressent, afin de glaner plus d'infos. Eray explique : «Ça peut sûrement m'aider, je suis tombé sur les mêmes choses que j'envisage, des BTS système informatique et numérique.» Mbissine, 17 ans, n'est quant à elle pas emballée : «Ça ne m'a rien apporté et ça ne m'a pas fait découvrir autre chose.» «Ça s'appuie beaucoup sur le scolaire, comme le fait Parcoursup», raille Christelle Meslé Génin, fondatrice de JobIRL, une association également située sur le créneau de l'orientation.

«Il faut sortir de l’angélisme»

Article 1 défend son outil, en alignant les cautions scientifiques : «Inspire a été élaboré par et avec des chercheurs», avance Muriel Ekovich, responsable du programme, elle-même docteure en neurosciences cognitives. «On regarde comment fonctionne le système de passage à l'enseignement supérieur, donc sur quels critères se font les sélections, pour déterminer les facteurs de réussite», dit-elle. Une forme de «réalisme» face aux modes de sélection du supérieur, donc de Parcoursup, plaide Boris Walbaum, le coprésident d'Article 1. «Il faut sortir de l'angélisme. Nous pensons que l'orientation, c'est savoir, vouloir, pouvoir. Je ne connais pas de système d'orientation qui détecte Mozart. Quand vous avez un coach individuel, personnalisé, et les moyens de financer tout ça, peut-être. Mais à l'échelle du pays, ça ne marche pas», lance cet énarque pour qui les programmes de François Fillon et d'Emmanuel Macron étaient les plus «audacieux» de la dernière présidentielle. Se décrivant lui-même dans sa thèse de doctorat comme un «libéral au sens "tocquevillien" du terme», il tonne : «Ce ne serait pas une bonne chose d'encourager des élèves à aller vers une filière où leur probabilité d'échec est de 99 %. Donc oui, il y a un petit côté H&M, prêt-à-porter. Mais toute la France ne peut pas s'habiller chez Vuitton. Et puis le Vuitton peut être mensonger, être un miroir aux alouettes.»

La subvention reçue par Article 1 de la part du ministère de l'Enseignement supérieur pour la seule année 2018 s'élève à 1,8 million d'euros, et cela interroge : pourquoi eux ? «C'est énorme, sans compter les subventions des régions», juge une source proche de l'éducation nationale. Psychologue (Psy-EN) au centre d'information et d'orientation (CIO) d'Aulnay-sous-Bois, Sylvie Amici ne peut s'empêcher de comparer : «Le fonctionnement d'un CIO, hors salaires, c'est en moyenne 20 000 euros par an. Pour nous, la question financière est sensible, parce qu'on voit de l'argent partir sur des projets comme Inspire, alors que nos budgets de fonctionnement pour fournir un service au minimum égal voire supérieur ne nous sont pas donnés.» Exemple : «Si, quand les lycéens viennent chez nous, la connexion internet n'est pas de bonne qualité, ou nos abonnements au centre d'information et de documentation jeunesse n'ont pas été renouvelés, ça ne va pas.» Pour Boris Walbaum, qui assure que tout l'argent public a bien été investi dans la plateforme, laquelle aurait coûté 2,4 millions d'euros au total, cela revient à «comparer des choux et des carottes». Mais dans un contexte de diminution des postes aux concours des Psy-EN, de démantèlement de l'Onisep (l'organisme public d'orientation) et de transfert aux régions de la mission d'information sur l'orientation, la pilule passe mal.

La labellisation aussi pose question. Dans un communiqué de février 2018, où elle annonçait à la fois la subvention et la labellisation d'Article 1, la ministre de l'Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, assurait qu'un «certain nombre» d'initiatives «qui accompagnent les étudiants et futurs étudiants vers des parcours de réussite seront labellisées par le ministère». Un an plus tard, Article 1 demeurait la seule association labellisée, et Christelle Meslé-Génin de JobIRL attendait toujours cet appel à projets. Le ministère s'étonne : «Ils ont au moins été informés par le communiqué et on est tout le temps en discussion avec les acteurs du secteur, difficile de passer à côté de l'info.» Muriel Ekovich d'Article 1 argumente : «On a été labellisés, car on est un projet à but non lucratif, fondé sur la recherche et porté par une association d'égalité des chances déjà partenaire du ministère. A ma connaissance, on est les seuls à répondre à ces trois critères.» Concernant le timing de l'appel à labellisation, lancé une fois que les choses étaient pliées pour Inspire, le ministère répond : «Le calendrier avec Parcoursup et sa procédure d'accès à l'enseignement supérieur était très contraint. En février 2018, nous devions rapidement déployer les dispositifs si nous voulions que les bacheliers bénéficient rapidement d'un accompagnement à l'orientation. Inspire était le plus opérationnel, nous l'avons donc labellisé dans la foulée.»

Lorsque Libération l'a contacté, en mars, le ministère assurait que les résultats de l'appel à labellisation seraient annoncés avant la fin du même mois. Si rien n'a finalement été rendu public depuis, douze projets (dont Job IRL) ont été annoncés comme lauréats de la première vague d'un programme d'investissements d'avenir (PIA 3) consacrée aux solutions numériques pour l'orientation vers le supérieur. Une enveloppe de 5 millions d'euros sera répartie entre eux. «Ils ont fait ce PIA car ils ont vu que ce qui s'est passé avec Inspire faisait polémique. Mais ça ne compense pas, car dans le cadre du PIA, les projets toucheront une enveloppe unique bien inférieure, alors qu'Inspire c'est tous les ans», assure une source proche de l'éducation nationale.

Les «ambassadeurs» du tout-info

Article 1 a-t-il bénéficié d'un processus de labellisation exclusivement destiné à le promouvoir ? Certains le pensent, avançant l'hypothèse d'un favoritisme permis par les «réseaux» de Boris Walbaum. Deux sources proches des ministères de l'Education nationale et du Supérieur évoquent sa proximité avec Nicolas Castoldi, ancien collaborateur de Valérie Pécresse entré avec Frédérique Vidal au cabinet de l'Enseignement supérieur, dont il a récemment pris la tête. «Dès que Nicolas Castoldi est arrivé au cabinet [en mai 2017], il a mis en selle Walbaum, l'un de ses amis. Ils ont prétendu que Parcoursup serait sauvé, mais ce n'est pas du tout le cas», glisse notre source au ministère de l'Education nationale. Les deux hommes ont effectivement cosigné des textes pour le très libéral institut Aspen, dont la déclinaison française a été fondée par Raymond Barre - Walbaum en a été secrétaire général pendant cinq ans. «J'ai en effet rédigé une petite série de textes avec cinq jeunes chercheurs, dont Nicolas Castoldi il y a treize ans. Nous n'avons jamais retravaillé ensemble depuis et n'avons entretenu aucune relation, ni professionnelle ni amicale», assure Boris Walbaum.

La philosophie d'Article 1 est en tout cas en phase avec le projet politique du gouvernement. Psy-EN syndiquée Snes, Christine Jarrige a fait partie d'un groupe de travail dans le cadre d'une consultation sur l'enseignement supérieur menée à l'automne 2017. Ce groupe était censé discuter de la manière dont devrait évoluer l'orientation des lycéens, mais à l'en croire, les débats ont été très vite cadrés par le ministère : «Le fond théorique de ce groupe de travail, c'était le "tout info" : pour bien choisir l'orientation, il suffirait d'être bien informé. Les questions d'élaboration de projet, de développement psychologique à l'adolescence, les aspects sociaux, le rapport aux études sont gommés. Et pour donner l'info, le mieux ce sont les "ambassadeurs".»

Une autre Psy-EN, Sylvie Berger (également syndiquée Snes), redoute un effet insidieux : «Aider l'ado à faire son propre triage, c'est le pousser à s'autocensurer pour aller dans le sens où on veut qu'il aille. C'est ça qui est très subtil. C'est un vrai danger, car ceux qui se censurent le plus facilement, ce sont les classes populaires et les filles.» Selon Erwan Lehoux, professeur de SES à Rouen et membre de l'institut de recherche de la FSU, Inspire incarne «l'idéal macronien qui veut que les individus soient des entrepreneurs d'eux-mêmes». Pour lui, l'Etat se place comme «l'organisateur d'un vaste marché». Les réformes successives pousseraient à avoir recours à une aide extérieure, conclut Erwan Lehoux : «Si on veut le meilleur pour notre enfant, on n'a pas le choix. C'est toute la force de la politique en train d'être menée.»