Menu
Libération
Interview

Bernard Thibault : «Il n’y a aucun pays où le syndicalisme est en bonne santé»

L’ex-secrétaire général de la CGT, devenu représentant français à l’Organisation internationale du travail, revient sur les enjeux de la Conférence du travail, qui se tient ces jours-ci à Genève.
Bernard Thibault (au centre) dans la manifestation des cheminots contre la réforme gouvernementale en 2018. (Photo Cyril Zannettacci.VU)
publié le 10 juin 2019 à 19h46

Rendez-vous annuel, la Conférence internationale du travail qui rassemble les délégués des gouvernements, des syndicats et des employeurs de tous les Etats membres de l’Organisation internationale du travail (OIT) s’est ouverte lundi à Genève, en Suisse. Pendant douze jours, cette organisation onusienne chargée de définir les normes sociales internationales, qui fête ses 100 ans, va mettre la question de l’avenir du travail au cœur des débats. L’ex-secrétaire général de la CGT Bernard Thibault est désormais représentant des travailleurs français au conseil d’administration de l’OIT. Pour lui, ce grand raout - auquel participe ce mardi Emmanuel Macron - doit être l’occasion de renforcer les moyens de l’Organisation internationale du travail, alors que la situation des droits sociaux dans le monde se dégrade.

Que faut-il attendre de cette 108e session de la Conférence internationale du travail ?

Au-delà des commémorations, cette date doit être l’occasion de tirer un bilan d’étape de l’OIT qui, rappelons-le, est une agence des Nations unies visant à promouvoir la justice sociale. Or, la situation des droits sociaux dans le monde est très critiquable. Les chiffres sont édifiants : 60 % de la main-d’œuvre mondiale est dans l’économie informelle, 74 % de la population n’a pas vraiment de système de protection sociale, la moitié vit dans des pays qui ne protègent pas le droit d’association et le droit à la négociation collective, seulement 90 pays reconnaissent le droit de grève, 168 millions d’enfants sont recensés au travail et 40 millions de personnes sont victimes du travail forcé. Si l’extrême pauvreté a reculé, on constate que les inégalités ne cessent de croître. L’insécurité, l’instabilité dans la relation de travail prédomine. Certes, l’intensité de cette précarité est différente d’un pays à l’autre, mais cette tendance est mondiale. Face à ce constat, va-t-on décider de doter l’OIT de nouveaux moyens, de nouvelles prérogatives ? Ou allons-nous nous contenter, et le risque existe, de débattre d’une nouvelle déclaration réaffirmant des principes déjà contenus dans des textes innombrables et qui ne changeront pas la donne ?

Comment renforcer les moyens d’action de l’OIT ?

Il faut une meilleure coordination des institutions internationales. Il y a un véritable désordre. Dans nombre de pays, le FMI, au titre de redressement des dépenses publiques, demande à des Etats de se mettre en infraction avec les normes internationales du travail défendues par l’OIT. Ainsi la Grèce, pour obtenir un prêt, a été contrainte de baisser le niveau de ses pensions. Au Maghreb, les interventions du FMI ont mis à mal les efforts laborieux de dizaines d’années pour mettre en place un système de protection sociale. En parallèle, il faut réfléchir à des sanctions. Depuis sa création, le dispositif de l’OIT repose sur le bon vouloir des Etats à mettre en œuvre les normes du travail. Ce n’est pas suffisant, cette bonne volonté étant très variable d’un pays à un autre. C’est redoutable, car cela facilite le dumping social.

En l’absence de sanctions, certains Etats ne jouent donc pas le jeu ?

L’OIT est une caisse de résonance des opinions politiques des Etats. Or, certains pays ont des positions hypocrites. Ils demandent à l’OIT de faire des choses qu’ils ne respectent pas dans leur propre politique. La France n’est pas trop mal située du point de vue de ses engagements, puisque c’est le deuxième pays au monde, après l’Espagne, avec 127 conventions signées sur 189. Ce qui veut tout de même dire que dans certains domaines le droit français est encore en dessous du droit mondial. C’est le cas, par exemple, sur le sort fait aux travailleurs migrants. Les conventions internationales prévoient qu’ils bénéficient du système de protection sociale du pays dans lequel ils exercent leur activité, or ce n’est pas le cas en France pour les travailleurs détachés.

La montée de l’insécurité dans la relation de travail va-t-elle de pair avec un durcissement du droit du travail ?

Là où il existe, le droit du travail est de moins en moins collectif et de plus en plus individualisé. On le voit avec ce que les employeurs appellent les «formes émergentes d'emploi», les travailleurs des plateformes numériques, les autoentrepreneurs qui sont parfois des entrepreneurs forcés… Partout dans le monde, des activités se transforment avec l'usage de technologies permettant de transcender les frontières dans l'organisation des collectifs de travail, dans des proportions qui n'existaient pas jusqu'à présent. Des approches politiques défendent ce modèle. C'est une manière d'extraire des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes du droit du travail.

Le monde du travail connaît de profondes mutations. De quoi ébranler l’OIT dans ses missions ?

L’économie a considérablement évolué. Elle est moins pilotée par les Etats eux-mêmes que par quelques multinationales. Pour rendre l’OIT plus efficace, il faudrait aussi contrôler les entreprises. Aujourd’hui, 80 000 multinationales emploient en direct 240 millions de salariés et influent sur le travail d’un salarié sur cinq dans le monde. D’ici une quinzaine d’années, cette proportion passera à un salarié sur quatre. Or ces multinationales ont des assises financières bien supérieures à celles des Etats. Et on voit plus souvent les multinationales dicter aux Etats ce que doit être leur comportement que les responsables politiques convoquer le PDG d’une entreprise pour la remettre dans les clous. Ou, quand cela arrive, comme c’est le cas parfois à Bercy, en France, cela relève plus du théâtre, de la communication. Il est inévitable de responsabiliser les entreprises pour faire respecter les normes internationales du travail. De ce point de vue, la loi française sur le devoir de vigilance, qui oblige les entreprises à veiller à ce que leurs sous-traitants respectent les droits fondamentaux du travail, même si elle ne va peut-être pas assez loin, est intéressante.

Le développement des plateformes numériques ne rend-il pas la tâche plus difficile ?

Il est urgent que l’OIT légifère sur les nouvelles formes d’emploi et clarifie certaines situations. D’aucuns imaginent que ce sont les types de relation de demain, mais il faut bien mesurer les impacts et les risques sociaux pour les individus qui sont dans cette situation. L’OIT a été créée en considérant qu’en ne travaillant pas pour la justice sociale, on prenait le risque de tensions et de guerres internationales. C’est le fondement de l’OIT. Croire que cela est derrière nous, c’est se voiler la face. Ce que l’on mesure aujourd’hui, sur le plan social, en termes d’instabilité et de précarité, explique nombre de tensions, de montées de nationalisme, de racisme.

Ce mardi, le président Macron fera un discours en faveur d’une «mondialisation plus sociale» devant l’OIT. La semaine dernière, la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, organisait un «G7 social». La France se veut figure de proue ?

Le discours d’Emmanuel Macron sera sûrement très généreux, exemplaire sur le droit du travail international, mais risque aussi d’être en contradiction avec sa politique nationale. Il ne sera pas le premier à faire ainsi. Je me souviens d’un discours de Nicolas Sarkozy fustigeant devant l’OIT les actionnaires des entreprises ne se souciant pas des salariés… Ce jour-là, il avait été plus applaudi que l’ex-président brésilien Lula ! Il y a aussi un effet de tribune…

Quels choix gouvernementaux sont, selon vous, en opposition avec l’objectif de justice sociale de l’OIT ?

Une des manières de contrer les inégalités en France a consisté à donner une grande place aux conventions collectives, notamment dans les branches d’activité, afin que le social ne soit pas une variable d’ajustement. Mais cette logique a été mise à mal dernièrement. Actuellement, la politique française vaut une plainte à l’OIT, déposée par FO et la CGT, à propos des ordonnances Macron et de l’encadrement des indemnités obtenues aux prud’hommes en cas de licenciements abusifs. Récemment, un rapport de la commission des droits de l’homme des Nations unies a aussi constaté la brutalité des forces de police dans les manifestations françaises. Or le gouvernement s’est contenté de rappeler, afin de la disqualifier, que cette commission n’avait aucun pouvoir juridique sur un Etat souverain. Cela est inquiétant.

Les organisations syndicales sont-elles à la hauteur des enjeux ?

Bien sûr que les syndicats ont leur part de responsabilité. Mais il ne faut pas oublier la situation : le syndicalisme est déstabilisé par la précarité, les nouvelles formes d’emploi, l’instabilité de l’emploi, la remise en cause des droits syndicaux. Il n’y a aucun pays au monde où le syndicalisme est en bonne santé.

Que doivent-elles faire pour peser sur le monde du travail tel qu’il se dessine aujourd’hui?

Il n’y a pas de secret, c’est en étant présent dans toutes les catégories de salariés et de formes d’emploi que le syndicat peut intervenir sur l’organisation et le contenu du travail. C’est aux syndicats de savoir s’adapter aux salariés dans les conditions d’aujourd’hui et non aux salariés de s’adapter à des structures qui ne peuvent leur correspondre.

En France, les syndicats, la CGT en tête, ont du mal à mobiliser. Y a-t-il des exemples à suivre dans le monde pour renouveler l’action syndicale ?

Pour mobiliser, il faut d’abord être organisé. Ensuite, c’est le nombre qui fait la force. Je crois aux capacités de coalition entre syndicats, ONG, consommateurs, citoyens pour modifier les conditions et les finalités du travail.

Mais les conflits coordonnés à l’échelle mondiale restent rares… Pourquoi ?

Les multinationales alimentent la compétition, voire la concurrence entre leurs sites et leurs salariés de différents pays, et entre leurs sous-traitants. Pour les syndicalistes, il faut donc une réelle conscience pour s’impliquer avec leurs homologues d’autres pays. S’il y a peu de conflits visibles et médiatisés au plan mondial, un grand nombre de coopérations syndicales internationales font bouger les positions de géants qui ont parfois des pieds d’argile. C’est l’intervention de syndicats d’autres pays qui a conduit Vinci à modifier ses pratiques sur les chantiers de construction au Qatar. Là où le syndicalisme, pourtant, est interdit. Le 17 juin, à l’appel de la Confédération syndicale internationale, tous les syndicats manifesteront d’ailleurs ensemble pour la défense des droits sociaux.