Alors que ce mardi, les fédérations santé des syndicats CGT, FO, SUD et CFE-CGC vont tenter d’élargir le conflit des services d’urgences à l’ensemble du personnel, en appelant à «une journée de mobilisation et de grève nationale», Frédéric Pierru, sociologue, chargé de recherche au CNRS et membre du comité de direction de la chaire santé de Sciences-Po, analyse la spécificité du mouvement qui secoue les urgences. Quelque 90 services sont toujours en grève.
Ce conflit vous surprend-il ?
Non. Depuis les années 90, on a des mobilisations récurrentes, avec des réponses à court terme.
Pourquoi ces répétitions, alors ?
Il y a, on le sait, aux urgences, un problème de fond : l’embolisation des services d’urgences avec un fonctionnement à flux tendu. Et en plus, tout repose sur des indicateurs aux effets pervers : on raccourcit le temps aux urgences mais cela aboutit à une augmentation des patients mal soignés qui reviennent… aux urgences. Enfin, il y a toujours cette idée qu’en organisant mieux cela irait mieux, mais sans toucher à l’amont ni à l’aval, le dysfonctionnement ne peut que perdurer. Le nœud gordien, c’est l’amont.
Mais pourquoi les conflits hospitaliers se concentrent-ils sur les urgences ?
On assiste à l’hôpital à un mécanisme de report en cascade des contraintes. Tout retombe aux urgences. A la fin des fins, ce sont les infirmiers et les aides soignantes qui subissent. Les médecins, débordés, vont se focaliser sur l’acte technique, mais qui va gérer l’humain ? C’est le personnel soignant qui est en première ligne pour recevoir l’ensemble des tensions et des récriminations…
Vous avez évoqué des liens entre gilets jaunes et blouses blanches.
On est obligé de faire un rapport : on l’a oublié, mais ces dernières années, on a assisté à une forte progression du vote RN dans le personnel soignant. Et l’on peut comprendre ce mouvement aux urgences comme la manifestation professionnelle d’une insatisfaction des catégories populaires.
C’est-à-dire ?
Les infirmières ou les aides soignantes, ne sont pas que des infirmières ou aides soignantes à plein temps. Elles vivent, elles ont des temps de transports, un pouvoir d’achat faible, elles ont des vies pas faciles. Les revendications des gilets jaunes ne sont pas loin.
Et les syndicats ?
Le monde hospitalier a un rapport devenu distant avec les syndicats. Il y a du ressentiment, avec ce sentiment du personnel que les syndicats ont échoué ces vingt dernières années à enrayer la logique gestionnaire qui s’est imposée durement. Et pour défendre le collectif, les syndicats sont hors jeu, trop branchés sur la défense de l’emploi, et non pas sur les conditions de travail, et la qualité du travail. En plus, il y a le télescopage de deux facteurs déclenchant. Longtemps, le problème de la faiblesse des rémunérations a été compensé par une récompense symbolique liée à ces métiers. Aujourd’hui, et on le voit fortement dans ce conflit, on assiste à un dénigrement symbolique ; quand la ministre répète que tout cela n’est qu’un problème d’organisation aux urgences, ce déni qu’elle exprime est difficilement supportable pour le personnel. Ce qui permettait de supporter la faiblesse du salaire avec la reconnaissance symbolique hier n’est plus là.