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Portrait

Cédric O, code source

Le secrétaire d’Etat chargé du Numérique fait partie de la bande originelle de la macronie.
(Photo Cyril Zannettacci pour «Libération»)
publié le 25 juin 2019 à 18h36

On ne s'attendait pas forcément à ce que, au bout de trois quarts d'heure d'entretien dans son bureau à Bercy, Cédric O nous dise qu'il «adore Daniel Bensaïd». Mais il se trouve que le secrétaire d'Etat chargé du Numérique, ex-«DSK boy», ancien lieutenant de Moscovici et pilier de la première heure de la macronie, a lu le philosophe et dirigeant historique de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), décédé en 2010, et qu'il a «beaucoup de respect pour les gens cohérents intellectuellement». «Si je pensais que la meilleure manière de réduire les inégalités, c'était d'être trotskiste, je serais trotskiste», lance-t-il.

C'est peu dire, évidemment, qu'il ne le pense pas du tout. Lui entend «prendre le monde tel qu'il est», «essayer d'être dans la soute», «jouer selon les règles» : on ne pourra pas lui reprocher de vendre du rêve. Petit, ce fils d'un Coréen et d'une Française, cadre et prof aujourd'hui divorcés, voulait être officier. Ça l'a tenu longtemps : de 6 ans à 18 ans, dit-il. Histoire de famille (il y a quelques militaires du côté de sa mère), histoire d'imaginaire (celui des «frères d'armes»), histoire, aussi, d'un enfant qui rêvait d'«être un petit garçon blanc comme les autres», «plus français que les autres». La première fois qu'il a voté, à la présidentielle de 2002, c'était pour Jean-Pierre Chevènement. Queue de comète d'un rapport compliqué à son héritage. Ensuite, il a «fait la paix avec ça». Marié et bientôt père d'un deuxième enfant, il voit aujourd'hui sa double culture comme «une très grande force», et a renoué avec un père hypersévère qui l'avait «obligé à [se] révolter».

Le rêve d'armée, il en a fait son deuil pour cause d'asthme et de myopie. Quant à la politique, c'est «à 90 % un hasard», assure-t-il. A HEC, un de ses meilleurs copains s'appelle Stanislas Guerini, futur délégué général de La République en marche (LREM). C'est lui qui l'embarque dans la campagne de Strauss-Kahn pour la primaire socialiste de 2006. Royal remporte la manche, mais une bande est née, celle des «jeunes de la Planche», du nom de la rue parisienne où se trouve le QG de DSK : Guerini, O, Ismaël Emelien, Benjamin Griveaux, le noyau originel de la macronie. Au passage, le futur secrétaire d'Etat est «piqué par le virus de la politique». A côté d'un job dans une PME de conseil en communication, il tente, un temps, de faire son nid dans la section PS de Pavillons-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), mais s'y ennuie : «Etre élu local, les réunions de quartier, je pense que ce n'est pas mon truc.»

Devenu, en 2010, assistant parlementaire de Pierre Moscovici, il retrouve la bande de la Planche pour préparer la candidature de DSK à une nouvelle primaire socialiste. La suite, c'est le scandale, l'ex-directeur du FMI accusé d'agression sexuelle et de tentative de viol. Cédric O vit l'épisode avec «sidération», «un peu de désespoir politique», mais reconnaît s'en être «remis beaucoup plus vite que ceux qui étaient dans le premier cercle». Quand «Mosco» embarque dans le train Hollande, il lui emboîte le pas, puis le suit à Bercy. Mais au bout d'un an et demi, il prend la tangente pour, dit-il, «apprendre un vrai métier». Ce sera chez Safran, fleuron de l'industrie aéronautique. Il y est d'abord chargé de mission, avant d'intégrer l'usine de Gennevilliers, réputée combative, comme agent de maîtrise. Il veut voir s'il est capable de «manager des ouvriers». Reste que la lutte des classes, dont il pense que «ça ne marche pas», a la vie dure. Un syndicaliste CGT garde le souvenir d'un «garçon très ambitieux», «très intelligent dans ses rapports humains», mais perçu comme «parachuté» et porteur d'une «vision ultralibérale» : «On l'appelait "le Trésorier à Macron".»

C'est que la politique l'a rattrapé : autour d'Emmanuel Macron, la bande de la Planche s'est reconstituée. Cédric O devient trésorier de la campagne. Lorsqu'éclatera l'affaire Benalla, on découvrira, via les MacronLeaks, qu'il s'était inquiété des activités de l'agent de sécurité. «Je ne sais pas si vous avez cela dans le viseur mais je n'ai jamais entendu dire que les partis politiques avaient des vigiles armés», écrivait-il en mars 2017, après avoir reçu un devis pour deux pistolets lanceurs de balles en caoutchouc et une arme de type flash-ball. Aujourd'hui, il ne veut pas commenter «une procédure en cours», mais assure que «tous ces trucs d'intermédiaires, personne ne savait», sinon Benalla «ne serait jamais venu à l'Elysée». Après près de deux ans passés comme «conseiller en participations publiques et économie numérique» auprès de l'Elysée et de Matignon, le voilà secrétaire d'Etat chargé du Numérique, d'où il entend «faire émerger des leaders technologiques» : «Si on n'est pas capables de le faire, on a un problème d'emploi, un problème de souveraineté et un problème de survie de notre modèle social.» Son ami Sébastien Soriano, le patron de l'Arcep, le régulateur des télécoms, décrit «quelqu'un de droit et de loyal», qui «a une vraie vision du sujet» et «prend ses missions à cœur». «Je l'ai trouvé hyperstructuré, lucide sur ses capacités d'action et sur sa marge de manœuvre», s'enthousiasme Benoît Thieulin, l'ancien président du Conseil national du numérique (CNNum).

Sans surprise, on est beaucoup plus critique du côté de l'association de défense des libertés la Quadrature du Net, qui fait campagne pour qu'il soit imposé aux grandes plateformes d'être interopérables avec des services concurrents, et se désole que le secrétaire d'Etat ait jugé le sujet «excessivement agressif» pour le modèle économique des géants du Net. Une «volonté de protection du modèle des "Gafam"» et un «manque de courage politique», dénonce Alexis Fitzjean, militant de l'association. L'intéressé s'en défend : «Je suis pour qu'on pousse l'interopérabilité, mais il faut vivre dans un monde qui n'existe pas pour penser que la France toute seule peut l'imposer : dans la seconde, il y aura des rétorsions commerciales.»

Depuis sa nomination, son prédécesseur Mounir Mahjoubi, lancé dans la course à la mairie de Paris, est redevenu député. Jusqu'ici, le siège était occupé par la suppléante de Mahjoubi, une certaine… Delphine O, cadette de trois ans de Cédric. Deux mois plus tard, elle était nommée ambassadrice et secrétaire générale de la Conférence mondiale de l'ONU sur les femmes, promotion épinglée par le Canard enchaîné et Ouest-France. «Je n'y suis pour rien, peste l'aîné. Elle a été proposée par Jean-Yves Le Drian, et elle a été unanimement saluée comme une très bonne parlementaire sur les sujets internationaux.» Au passage, il raconte qu'en famille, «on parle peu de politique, parce qu'on s'énerve très vite». Sa mère, électrice de gauche depuis toujours, n'est «pas du tout d'accord» avec lui. Quant à sa sœur, ils n'ont «pas le même rapport à la liberté dans un parti politique». Et de citer le mot fameux de Chevènement («un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne !») qui est aussi parfaitement dans l'air du temps macronien.

1982 Naissance à L'Arbresle (Rhône).
2006 Campagne de DSK pour la primaire socialiste.
2014 Entre chez Safran.
2017 Conseiller d'Emmanuel Macron.
31 mars 2019 Secrétaire d'Etat en charge du Numérique.
3 juillet Examen à l'Assemblée nationale de la loi haine sur Internet.