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Libération
Tout fout le camp

Même Raymond Barre aurait caché de l'argent en Suisse

Un article du «Canard enchaîné» révèle que l'ex-Premier ministre avait un compte dans une banque helvète. Près de 7 millions d'euros auraient été dissimulés au fisc.
Raymond Barre en février 2004, sur un plateau de France 2, pour l'enregistrement de l'émission «100 minutes pour convaincre» (Photo Jean-Loup Gautreau. AFP)
publié le 3 juillet 2019 à 18h23

Décidément, rien ne nous sera épargné. Songez plutôt : Raymond Barre, ancien Premier ministre (1976-1981) puis maire de Lyon (1995-2001), père la rigueur de la nation, aurait profité d'un compte en Suisse, crédité de près de 7 millions d'euros, tel un vulgaire Patrick Balkany. C'est peu dire que le tout récent article du Canard enchaîné, révélant les combines offshore de la famille Barre, aura semé la consternation.

On ne résistera pas à citer son discours d'intronisation de Premier ministre devant l'Assemblée nationale, en octobre 1976 (succédant alors à Jacques Chirac à Matignon, sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing) : «La première démarche est de faire disparaître la fraude fiscale, l'effort entrepris sera poursuivi et développé.» Bravo. Suivra toutefois ce bémol, rétrospectivement singulier: «Je confirme les instructions données pour que le contrôle fiscal n'attaque que les vrais fraudeurs, sans risque d'arbitraire, et que les procédures contraignantes soient utilisées avec discernement.»

Factuellement, le Canard enchaîné vient de dévoiler en détail l'historique de sa succession, mais aussi les atermoiements des pouvoirs publics. 2007 : mort de Raymond Barre, 83 ans, grand serviteur de l'Etat. Il laisse alors à ses héritiers un patrimoine déclaré frôlant les 14 millions d'euros. 2013 : alerte anonyme, un employé du Crédit suisse transmet aux autorités françaises une capture d'écran ou est mentionné officiellement un compte au nom de Raymond Barre –accompagné d'une mention manuscrite sur ses avoirs outre-Léman (11 millions de francs suisses soit 6,89,8 millions d'euros). Dès cette époque, sous présidence de François Hollande, Bercy paraît adepte du double jeu. Sa Commission des infractions fiscales, qui a le monopole des poursuites pénales en matière de fraude à l'impôt, garde le dossier Barre sous le coude.

Pataquès

Mais parallèlement, le patron de la Direction générale des finances publiques Bruno Bézard alerte le parquet au nom de l'article 40, qui fait obligation à tout haut fonctionnaire (ou autre dépositaire de l'autorité publique) de dénoncer d'éventuels faits délictueux: non plus pour fraude fiscale mais – nuance et circonstance aggravante – blanchiment de fraude fiscale. D'où une enquête préliminaire diligentée par le parquet national financier, transformée en 2016 en information judiciaire confiée à un juge d'instruction. Entre-temps, la famille Barre (la veuve de Raymond, Eve, étant morte en 2017), désormais installée en Suisse, aura versé 1 million d'euros à l'Etat français pour solde de tout compte. Du moins au plan fiscal, la procédure pénale restant pendante. Reste ce mystère sur l'origine des fonds suisses de Raymond Barre.

Le Canard, qui aura eu le grand mérite de révéler le pataquès sur la forme (après avoir autrefois dévoilé les dessous fiscaux de Jacques Chaban-Delmas, précédent locataire à Matignon, tradition maison), n'a pas d'explication à ce stade. Il cite toutefois l'avocat de la famille Barre, Jean-Louis Renaud. Sur le volet fiscal : «Le passé est le passé, tout a été régularisé» – acceptons-en l'augure. Mais également au plan pénal : «Il y a une personnalité toujours en vie qui pourrait être éclaboussée par cette affaire si l'affaire du compte suisse était révélée.» Et le volatile de s'enthousiasmer: «Un nom ! Un nom !»

Un fonctionnaire de Bercy nous met sur la piste de la campagne présidentielle de Raymond Barre en 1988, potentiellement financée par des fonds secrets (dits «spéciaux», selon l'appellation gouvernementale). L'hypothèse n'est pas absurde, la campagne d'Edouard Balladur sept ans plus tard ayant été alimentée –entre autres, la justice le dira un jour – de la même manière. Eliminé dès le premier tour (le second opposant François Mitterrand à Jacques Chirac), Raymond Barre aurait alors hérité d'un reliquat non dépensé. Ne sachant qu'en faire, son équipe de campagne l'aurait alors logé en Suisse et puis advienne que pourra…

Sommets

Le scénario est séduisant, du moins pour ceux qui considèrent l'ancien grand argentier de la France comme incorruptible. Mais le quantum laisse à désirer. Aujourd'hui, le plafond de dépenses électorales dans le cadre d'une présidentielle est fixé à 22,5 millions d'euros –  doublement dépassé par Nicolas Sarkozy en 2012, d'où son renvoi devant le tribunal correctionnel dans l'affaire Bygmalion. Un quart de siècle plus tôt, les frais de campagne n'avaient toutefois pas encore atteint de tels sommets. Surtout, en 1988, les giscardo-barristes n'étaient plus au pouvoir depuis sept ans, donc sans mainmise sur les fonds secrets. A moins qu'ils ne soient partis avec la caisse en mai 1981… Mais ceci est peut-être une autre histoire.

En août 2017, célébrant les dix ans de la mort de Raymond Barre, l'ex-député Jean-Louis Bourlanges avait campé le décor: «Le barrisme, comme le macronisme, est un mélange de centrisme et de gaullisme.» Voire de fiscalisme.