Magda Boutros, doctorante en sociologie à la Northwestern Univeristy (Etats-Unis), spécialisée sur les mobilisations contre les violences et discriminations policières en France, a longuement enquêté sur le terrain et suivi de près le procès. Elle revient sur cette affaire et éclaire la pratique du «contrôle-éviction».
Qu’est-ce qui est exactement reproché aux policiers de cette brigade policière dites des «Tigres» ?
Une plainte a été déposée en 2015 par 18 adolescents issus de l'immigration et de classes populaires dénonçant au total 44 faits survenus dans le XIIe arrondissement de Paris. Dès 2013, certains de ces adolescents, notamment de Reuilly-Montgallet, avaient déjà commencé à se plaindre auprès de leurs éducateurs spécialisés de contrôles répétés et sans motif qu'ils subissaient, par les mêmes policiers, plusieurs fois par semaine, voire plusieurs fois par jour. Ils ont également mentionné avoir reçu des coups, des injures, des insultes racistes, et connu des détentions arbitraires au poste. Certains ont, par ailleurs, mentionné des attouchements sexuels lors de palpations de sécurité. Leur plainte a donné lieu à une enquête de l'IGPN sur cette brigade «Groupe de soutien de quartier». En 2018, trois policiers ont été condamnés par un tribunal correctionnel à de la prison avec sursis pour violences aggravées, condamnation contre laquelle ils ont fait appel. Mercredi, les avocats des plaignants ont décidé de déposer une plainte civile contre l'Etat, dénonçant une discrimination systémique et un harcèlement discriminatoire.
Leur argumentaire se base, dans une large mesure, sur le recours au «contrôle-éviction» par les membres de la brigade. De quoi s’agit-il et en quoi est-ce problématique ?
Les contrôles-éviction surviennent en dehors de tout cadre légal, car ils ne respectent pas les motifs sous lesquels peut survenir un contrôle d'identité. On l'a bien vu avec le dossier d'enquête ; dans un grand nombre des mains courantes déposées par les policiers, il n'est pas fait mention d'infractions pouvant justifier un contrôle. L'objectif de ces contrôles est d'évincer l'interlocuteur de l'espace public. Ce sont juste des jeunes présents dans l'espace public, qui ne commettent pas d'infraction, mais à qui on demande de quitter les lieux.
Pourquoi les avocats des plaignants font-ils valoir qu’il s’agit d’une discrimination systémique ?
C'est un véritable système généralisé. Les policiers ont en effet reçu des injonctions hiérarchiques leur spécifiant qu'il fallait déloger les individus dits «indésirables», un terme flou dont on s'est aperçu qu'il correspondait à une catégorie intégrée dans le logiciel utilisé par la police. S'agissant de ces «indésirables», un policier a expliqué au procès qu'il pouvait s'agir de SDF, ou de jeunes, «indésirables pour les gens du quartier». Or les jeunes en question sont systématiquement des habitants non-blancs, d'origine populaire. Ces interventions concernent au total un tiers des 300 mains courantes jointes au dossier. Mais ce point spécifique n'a pas été retenu pour le procès. En revanche, les avocats des plaignants rappellent l'existence d'un courrier adressé au commissariat en question par François Molins, alors procureur de la République, alertant sur de «graves dysfonctionnements» quant au respect des procédures.
Qu’est-ce qui motive ce système ?
De nouvelles tensions sont apparues dans le XIIe arrondissement parisien, consécutives au processus de gentrification que connaît le secteur depuis les années 80. De plus en plus de membres de la classe moyenne, voire classe moyenne supérieure, essentiellement blanche, établissent résidence dans ce quartier à l'origine populaire, qui a tout de même conservé des HLM. Lors de réunions publiques, il n'est pas rare d'entendre des habitants se plaindre du fait que la présence de ces jeunes qui squattent «dévalorise» leur patrimoine. La mairie a aussi installé des caméras de vidéosurveillance et démonté des bancs, déplaçant ainsi les lieux de rencontre. Ces instructions policières, avec leur contrôles-éviction, s'inscrivent dans ce schéma, qui est une sorte de nettoyage de l'espace public. Depuis le procès, la municipalité a renoué le dialogue, mais les brigades ont recours à de nouvelles stratégies. Comme à Argenteuil, ou dans les XIe arrondissement, les policiers étouffent les jeunes avec des amendes, par exemple pour crachats, ou pour la présence de canettes.
L’avocat des policiers dénonce, lui, «une instrumentalisation de l’institution judiciaire dans un but militant, uniquement pour combattre le principe même des contrôles d’identité».
Il essaye de délégitimer, nier la substance du dossier en le réduisant à une lutte militante, mais les faits sont là. Il y a eu une enquête de l'IGPN, qui n'est pas connue pour être la plus militante des instances… Mais cela révèle, par ailleurs, qu'il reconnaît la portée de cette affaire, qui rappelle les problématiques entourant le contrôle d'identité en France. Un caractère souvent discriminatoire, conduisant parfois à de graves violences, et contribuant à cristalliser les tensions entre jeunes et brigades locales. Dans le fond, il s'agit d'un outil de contrôle social sur certaines populations. Au procès, un policier a tenté d'expliquer : «On passe notre temps à dire à ces jeunes qu'ils n'ont pas à être là.» Alors qu'ils se trouvent dans leur propre quartier.