«Il y a une sorte d'inquiétude chez moi. Raymond Aron disait que c'était mon côté juif. Les juifs sont toujours sur le qui-vive.» Quand Jean-Louis Missika prononce cette phrase, on le regarde plus attentivement. Cela fait près d'une heure que l'adjoint à l'urbanisme de la maire de Paris, clé de voûte de la campagne municipale d'Anne Hidalgo, déplie sa copieuse biographie en matou matois et volubile. Le ton est affable, le mode informatif. Le pilier de l'exécutif parisien, dont les vacances estivales dans la région de Gérone, en Espagne, seront pour partie consacrées à rédiger le projet de la future candidate, est plus versé dans l'action que l'introspection.
Mais l'espace de quelques secondes, son regard s'est posé sur un portrait au crayon d'Aron, rare touche personnelle à la déco de son imposant bureau de l'Hôtel de Ville, «celui de Clemenceau», ravivant le souvenir : «Même si je parais sûr de moi, je n'ai pas de certitudes», confie l'inconditionnel du philosophe libéral, qu'il avait longuement interviewé avec son camarade de Sciences-Po Dominique Wolton pour le compte d'Antenne 2 au tournant des années 80. «C'est pourquoi je lis beaucoup. J'aime la contradiction, l'échange de points de vue.» Pas l'idéologie, ni le diktat des collectifs. «La diplomatie et le travail d'équipe ne sont pas son fort, estime un socialiste. C'est un des rares adjoints à gérer ses dossiers seuls. Un des rares aussi à parler cash à Hidalgo.» Une «liberté de pensée», gage «d'efficacité» aux yeux de Missika. De sauvegarde existentielle aussi.
«Mon père qui était mendésiste a décidé de quitter l'Algérie pour Paris en 1953, bien avant l'insurrection alors même que personne ne croyait à l'indépendance. J'avais 2 ans…» raconte le fils de chirurgien-dentiste qui, échaudé par le monolithisme de la doctrine trotskyste, renonce à 18 ans à toute adhésion partisane.
Entre Hidalgo et Missika, il y a eu des hauts, tissés de confiance et d'affection réciproques, mais aussi des «très bas». Lesquels tournent autour d'un nom : Emmanuel Macron. Quand son codirecteur de campagne en 2014 appelle à voter pour le leader d'En marche avant le premier tour de la présidentielle, la maire socialiste se raidit. «Elle m'a envoyé un texto très sec. Je lui ai proposé ma démission», se souvient l'hypersusceptible, que l'embrigadement insupporte. «Rocardien par la pensée», comme le qualifie Gérard Grunberg, politologue et ami de trente ans, Missika dit alors beaucoup de bien du jeune Macron, rencontré dans les coulisses de la campagne pour la primaire de François Hollande. Au point de voir en lui l'héritier de cette deuxième gauche qu'il a toujours accompagnée : à la CFDT d'Edmond Maire comme universitaire dans les années 70, puis à Matignon comme conseiller de Michel Rocard. «Missika, c'est la gauche américaine, on en plaisantait entre nous», sourit Jean-Paul Huchon, ex-directeur du cabinet de Rocard qui, sur recommandation de Grunberg, lui confie la direction du Service d'information et de diffusion (aujourd'hui SIG). Bien vu.
La page Matignon tournée, l'intellectuel poussé par la «curiosité» franchit le Rubicon. Abandonne ses postes d'enseignant à l'université de Paris-Dauphine et à Sciences-Po pour rejoindre le privé, la direction de la Sofres, puis de BVA, jusqu'à la cession de l'institut. Quelques mois de chômage plus tard, le social-libéral très introduit fonde «malgré l'angoisse» sa propre structure, JLM Conseil, facturant aux médias analyses et préconisations pour évoluer dans la nouvelle économie 2.0. Non sans assurer ses arrières. L'influente patronne d'Ardian (ex-Axa Private Equity) et ancienne administratrice de la Sofres, Dominique Senequier, en fait son sous-traitant régulier. Elle l'intègre plus tard à son comité d'investissement. Sollicitée par Xavier Niel pour investir dans sa toute jeune pousse Iliad (Free), la financière incite son analyste dubitatif à le rencontrer. Le coup de cœur est réciproque. «Xavier est un visionnaire», s'enthousiasme Missika, qui continue de déjeuner à intervalles réguliers avec le milliardaire. «Jean-Louis est un faiseur, un constructif», apprécie le patron de Free, qui en 2007 le propulse vice-président d'Iliad, en réalité lobbyiste en chef auprès des élus. Ce poste, l'élitiste ne l'occupe qu'un an. Entre vente de sa société au groupe de l'ex-conseiller social de Sarkozy, Raymond Soubie, et investissements judicieux dans des start-up prometteuses, sa fortune est faite.
Affranchi des contingences matérielles, Jean-Louis Missika, dont l'intérêt pour la chose publique ne s'est jamais démenti, repart en campagne pour la deuxième fois - bénévolement - dans le sillage de son ami maire de Paris, Bertrand Delanoë. «A l'époque, on ne donnait pas cher de notre peau», se souvient le communicant dont le «social-pragmatisme» rejoint celui de l'édile rencontré sous Rocard. La gratification vient avec la victoire : l'élu «d'ouverture» dans le XIIe arrondissement, dont Delanoë célèbre le mariage en 2008 avec une Catalane, entre à l'Hôtel de Ville. A l'innovation, puis plus tard sous Hidalgo, à l'urbanisme, l'adjoint «boîte à idées» bouscule la donne, réinstallant dans ces deux domaines Paris dans le peloton de tête des villes-mondes qui comptent. Au passage, l'anti-frondeur revendiqué côtoie d'un peu plus près un Macron très «aidant», à l'Elysée puis à Bercy…
Avec Hidalgo, la brouille couve. Missika se souvient du 11 mai 2017, jour de la traditionnelle cérémonie d'accueil du nouveau chef de l'Etat à la mairie de Paris, comme du «moment le plus paradoxal de sa vie». Assis sur l'estrade officielle, ce fan de foot et d'opéra qui caresse alors l'idée d'être ministre - «la politique de la ville m'aurait intéressé», concède-t-il - découvre en direct le discours de Hidalgo, dont la tonalité provocatrice «ne lui plaît pas». Avant de retrouver sa propre prose dans la bouche de Macron… Avec la maire de Paris, l'explication de texte est sévère. Le rabibochage tout en pathos. «Je l'ai convaincue que je faisais une différence claire entre le plan national et local», se souvient l'humaniste qui proteste de sa loyauté. Depuis, ses regrets se sont dissipés. «La jambe droite de Macron est plus longue que sa jambe gauche», résume celui qui, pour «donner une chance à la social-démocratie de se réinventer», a voté Glucksmann aux européennes. C'est désormais sans états d'âme qu'à 68 ans, Missika œuvre pour la victoire de Hidalgo. Un dernier round pour la gloire. «Après j'arrête. J'ai fait deux mandats et j'estime que j'ai fait le job», dit-il. «Aujourd'hui, j'ai une vision globale de l'activité humaine, une expérience considérable que j'aimerais transmettre.» En homme libre.
6 mars 1951 Naissance à Alger.
1988 Cabinet de Rocard à Matignon.
2008 Adjoint de Delanoë.
2014 Codirecteur de campagne de Hidalgo et devient son adjoint.
2019 Dirige la plateforme de campagne «Paris en commun».