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Enquête

Cachez ce saint que je ne saurais voir : vivre sa foi en politique

Parlementaires et acteurs politiques sont souvent réticents à évoquer leur appartenance religieuse publiquement. Des positions qui ont changé au cours de l'histoire.
(Jordan Martin/Illustrations Jordan Martin)
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publié le 22 juillet 2019 à 12h45

Cette enquête a été réalisée par Paul Idczak, dans le cadre du projet Lies (Leurres, illusions, énigmes, simulacres), le magazine école de la 40e promotion de l'Institut pratique de journalisme de Paris-Dauphine.

«Les responsables politiques ont fini par neutraliser en eux toute possibilité de dire qu'ils ont une accointance avec une religion.» Assis dans la salle de réunion vitrée de la Maison diocésaine de Paris, à l'ombre des tours de Notre-Dame, le père Laurent Stalla-Bourdillon, fines lunettes et chemise de prêtre, a dirigé pendant six ans le Service pastoral d'études politiques (Spep), l'institution qui accompagne les parlementaires catholiques. S'il a quitté le service en septembre 2018, l'homme déplore la vision de la religion au sein du monde politique : «Aujourd'hui, si vous avez le moindre contact avec une institution catholique, vous êtes quelqu'un de suspect.»

Charles de Gaulle, en son temps, ne ratait jamais une occasion de participer à la messe dans son fief, la bien nommée Colombey-les-Deux-Églises. De retour dans la capitale, le premier président de la Ve République s'était même résolu à ouvrir une chapelle à l'intérieur de l'Élysée. Un demi-siècle plus tard, la situation religieuse a radicalement évolué, et le lieu de culte présidentiel est devenu une simple salle d'attente pour visiteurs du soir.

Les temps ont changé. Depuis quelques années, le nombre de non-croyants a dépassé celui des croyants, et la pratique régulière de la messe n'est plus une habitude que pour un Français sur vingt. Une partie de la classe politique continue tout de même à se consacrer à l'office. À quelques hectomètres du Palais-Bourbon, les reflets matinaux rehaussent le vert d'eau des carreaux des murs encadrant l'autel de la chapelle Jésus-Enfant, jauni par les ampoules d'intérieur. Il n'est que 8 heures mais le curé est déjà sur le qui-vive, face à un public réduit, dispersé au hasard parmi les rangées de chaises en bois. Tous les mercredis matin, un représentant de la paroisse Sainte-Clotilde anime la messe des parlementaires. Une cérémonie hebdomadaire au cours de laquelle des députés passent, le temps d'une demi-heure, des bancs de l'Assemblée nationale à ceux de l'assemblée liturgique pour se recueillir auprès de Dieu. Le nombre et l'identité de ces élus ne sont jamais similaires, au gré des impératifs de boulot et des déplacements en circonscription de chacun. Mais tous ont deux points communs : leur pratique assidue de la religion catholique en privé, et la dissimulation de cet aspect de leur vie dans l'espace politique. Car, chez «la fille aînée de l'Église» qu'a constituée la France, le catholicisme n'est plus ce référentiel spirituel de jadis, ébranlé, certes, mais pas rompu par le tournant de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État.

Face à cette évolution, assumer publiquement sa foi catholique tient désormais plus de la gageure que du gage de réussite pour le personnel politique. La députée La République en Marche (LREM) Marie Tamarelle-Verhaeghe est une fidèle de la messe du mercredi matin. Son avis est sans équivoque : «Aujourd'hui, le mot "religion" est tout de suite associé au prosélytisme et au communautarisme.» Assise en face de la table ronde garnie de dossiers qui trône au milieu de son bureau parlementaire, l'élue de 56 ans ne prend pas de pincettes lorsqu'il s'agit de parler de sa foi. Reste qu'entre l'assumer et «l'exprimer», il y a une différence. «Aux yeux du grand public, exprimer une croyance, c'est déjà vouloir convaincre», regrette la députée de l'Eure en interrogeant du regard par intermittence ses deux collaborateurs attentifs. Elle préférerait que les croyances de chacun soient «explicites plutôt que sous-jacentes» dans l'espace politique. Bref, que tout le monde puisse assumer sa spiritualité sans jugement de valeur déséquilibré en faveur «des non-croyants».

La réticence des parlementaires et des acteurs politiques non élus à évoquer leur appartenance religieuse ne repose pourtant sur aucun texte juridique. La loi de 1905 proclame certes le respect de la neutralité, mais uniquement pour les représentants de l'État. Autrement dit, aussi bien les élus de l'Assemblée nationale que du Sénat ont la possibilité, s'ils le souhaitent, de faire étalage de leurs croyances auprès de leurs collègues parlementaires sans outrepasser la loi. «La République garantit la liberté de conscience», assure l'article 1 de la loi de séparation des Églises et de l'État. Pendant de nombreuses années, les députés ne se gênaient d'ailleurs pas pour ériger leur foi sur un piédestal, notamment dans leurs professions de foi.

La situation est encore plus limpide pour ceux qui ne sont élus nulle part, puisque, par définition, ils ne représentent personne. Tête de liste des Républicains (LR) pour les élections européennes de mai et désormais eurodéputé François-Xavier Bellamy échappe néanmoins à cette règle. Catholique et ouvertement opposé à l'interruption volontaire de grossesse (IVG), l'agrégé de philosophie de 33 ans avait déclaré, micro en main en 2014, «il n'y a qu'une seule bonne raison de croire au Christ, et cette seule raison, c'est la certitude que le christianisme dit la vérité».

L'évolution du Versaillais est tout de même particulière. «Au départ, François-Xavier Bellamy est porteur d'un religieux normatif et politique, rappelle le sociologue Philippe Portier, spécialiste des liens entre religion et politique. Tout son discours actuel vise désormais à s'éloigner de cet aspect pour dire que sa foi est une simple ressource spirituelle qu'il peut mettre au service du bien commun.» Le diplômé de l'École normale supérieure a ainsi récemment qualifié de «caricatures stupides» les critiques sur ses positions sociétales, précisant notamment qu'il ne comptait pas «revenir» sur la loi Veil. La tête de liste LR pâtit tout de même de ses liens avec les milieux traditionalistes : en décembre 2018, sa présence annoncée à la fête du livre de Renaissance catholique - il ne s'y rendra finalement pas- aux côtés du Vendéen Philippe de Villiers avait fait grincer quelques dents. Et pour cause : l'association indique œuvrer «au rétablissement du règne social du Christ».

L’influence des chapelles

Ce prosélytisme a une forme que l'on devine en creux : celle qui découle de la Manif pour tous. La loi votée en 2013 autorisant le «mariage pour tous» a effectivement fait émerger une opposition très véhémente, brandissant des slogans bien souvent homophobes lors des rassemblements. Le mouvement a bénéficié du soutien d'une frange de la droite, dont celui de certains élus catholiques. Par ricochet, l'intégrité laïque de certains de leurs collègues croyants a pu être atteinte. «On a l'impression qu'on va être amalgamés si on parle de notre foi, confirme Marie Tamarelle-Verhaeghe. En tant que "réacs", "coincés", ou de "droite conservatrice".» C'est pourtant la «solidarité» catholique de la députée qui l'a inspirée «lors du vote de la loi asile et immigration» au cours duquel elle s'est abstenue. Et aucunement sur les questions sociétales comme la procréation médicalement assistée (PMA), à laquelle elle est favorable.

Les influences religieuses et leur impact sur les décisions politiques sont au cœur du questionnement des élus eux-mêmes, mais aussi des responsables du culte. Pour Laurent Stalla-Bourdillon, un politique qui se présente comme religieux est aujourd'hui perçu comme quelqu'un «qui a hérité en bloc d'un concept de pensée qui l'a totalement aliéné». Pourtant, continue le père de sa voix grave, «dans la foi catholique, il y a la séparation des pouvoirs, et un grand respect du législatif», qui empêcheraient de facto toute ingérence du religieux dans le politique.

Cette séparation est-elle effective au moment, par exemple, de légiférer ? Les avis divergent. Thibault Bazin, député LR de Meurthe-et-Moselle, évoque «de multiples visages dans l'Église, et donc des sensibilités différentes». Lui-même reconnaît «ne rien avoir à cacher» sur sa pratique de la foi, sans qu'il ne l'affirme car, «en tant que politique», il n'a «pas à le faire». «Il est légitime que les grands courants religieux s'expriment sur les sujets qui les concernent», considère, pour sa part, le député MoDem des Pyrénées-Atlantiques Vincent Bru. Lorsqu'il entre dans l'hémicycle, l'élu de 64 ans, régulier de la messe, concilie «ses convictions et le bien commun» notamment sur des textes qui peuvent «heurter la conscience personnelle». Mais le centriste reste avant tout influencé par «l'ouverture à l'Europe et la doctrine sociale de l'Église», que l'opinion «a tendance à laisser de côté».

Revendiquée ou pas, la foi d'un politique n'est pas la même selon sa famille politique et selon ses expériences personnelles. C'est ainsi que, pour Emmanuelle Ménard, députée de l'Hérault apparentée au Rassemblement national (RN), «on ne sépare pas le politique et le religieux. Tant que mes convictions catholiques ne mettent pas en danger la République, je ne vois pas pourquoi on m'empêcherait de les porter dans l'hémicycle». Justement, l'épouse du maire de Béziers apparenté RN Robert Ménard, à la manière de François-Xavier Bellamy, fait face aux critiques pour ses positions souvent identitaires – anti-mariage pour tous, elle a également co-dirigé avec son mari le site d'information d'extrême droite Boulevard Voltaire. L'obédience politique de l'élue de 49 ans est directement associée à sa foi. «Je suis certainement en contradiction avec tout un tas d'élus non-croyants, notamment sur la bioéthique, avoue Emmanuelle Ménard. Mais mes opinions ont tout autant droit de cité que celles de quelqu'un qui ne croit en rien du tout.»

Ces «difficultés» sont exacerbées lorsque les chapelles religieuses et politiques s'entremêlent. La députée Agnès Thill, qui a été exclue du groupe LREM à l'Assemblée nationale, fait ainsi figure d'exception parmi les catholiques de son groupe : son opposition ouverte à la PMA pour toutes, sa sortie sur le «lobby LGBT à l'Assemblée nationale» ainsi que des mots tendancieux sur l'islam (sur Twitter, elle a qualifié la religion musulmane de «problème») ont emmené l'élue devant la commission des conflits de son parti. Et, parce qu'elle est croyante, elle dit avoir été «immédiatement été traitée d'obscurantiste par [ses] collègues». Aujourd'hui, la marcheuse de 54 ans confie «ne plus exister en tant que députée ni même en tant qu'individu, mais uniquement en tant que catholique», ce qui, selon elle, «discrédite totalement» son activité dans les travées de la chambre basse. «Quand je m'exprime, c'est la religion qui me fait dire les choses, et quand je ne m'exprime pas, on m'attribue des pensées qui ne sont pas les miennes», ajoute Agnès Thill, pour qui sa foi chrétienne relève «de l'intimité» et la fait «réfléchir sur le sens des choses et de l'humanité».

Elle n'a d'ailleurs jamais évoqué ouvertement sa religion, si ce n'est dans un livre publié en 2014 intitulé Mots de Dieu pour les maux de la vie. La pratique religieuse d'Agnès Thill, est-ce pour autant ce qui est reproché à l'élue ? «Au sein d'En Marche, on peut tout à fait être catholique et opposé à la PMA, tempère sa collègue Fiona Lazaar, partisane d'une laïcité ouverte. Le tout, c'est de savoir respecter les uns et les autres.» Pour la vice-présidente du groupe LREM à l'Assemblée, Agnès Thill «a brusqué les citoyens» lorsqu'elle «a évoqué l'existence d'un "lobby LGBT"» dans l'hémicycle.

Critiques ciblées et retour du spirituel

Les sorties anti-PMA répétées de la députée auraient en revanche contribué à son maintien au sein du groupe parlementaire majoritaire. «Si on l'avait exclue du groupe, l'opinion publique aurait pu penser que c'était à cause de son opposition à la PMA, déplore Fiona Lazaar. Alors que ce sont ses dérapages qui ont provoqué sa convocation devant la commission des conflits.» Pour défendre sa position controversée sur la PMA, Agnès Thill a invoqué «des mots sortis de leur contexte». Le président de la République, Emmanuel Macron, pourrait en faire autant. En avril 2018, le chef de l'État a fait polémique en déclarant, lors d'une intervention devant les évêques de France au collège des Bernardins, qu'il fallait «réparer le lien» entre l'Église et l'État. Pour Jean-Pierre Delannoy, diacre au Service pastoral d'études politiques et longtemps fonctionnaire à l'Assemblée nationale, cette polémique prouve que «le vivre-ensemble suppose l'effacement du déterminant religieux dans le langage collectif».

Il raconte un épisode qui l'a marqué au cours de la précédente mandature. «En commission, Bernard Cazeneuve avait prononcé l'expression mea culpa, raconte le diacre, assis sur le long canapé jaune des locaux du Spep. Noël Mamère [ancien député Europe Ecologie Les Verts, ndlr] a alors rétorqué au ministre de l'Intérieur qu'il ne devait pas employer de vocabulaire religieux à l'intérieur de l'Assemblée !» De par sa longue expérience dans la chambre basse, Jean-Pierre Delannoy a pu observer l'évolution d'une tendance qui «n'est pas majoritaire, mais a pas mal de retentissement». En effet, avec l'émergence des réseaux sociaux, «parler de ses convictions intimes peut très vite amener à des querelles inutiles», regrette Nicolas Cadene, rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité. Dans la dernière étude de la commission consultative, publiée en février 2019, 60% des personnes interrogées trouvaient ainsi que la laïcité n'était évoquée qu'à travers la polémique. «Dans une association, lorsqu'il y a une brebis galeuse, on ne parle que d'elle, résume le député LREM des Hautes-Pyrénées Jean-Bernard Sempastous. Et on oublie tout ce qu'il peut y avoir de beau dans la religion.»

Parmi les élus militants laïques présents dans les médias, les plus véhéments se trouvent à La France insoumise (LFI). «À l'Assemblée, ce sont les seuls tenants d'une laïcité dure et d'une tolérance zéro sur la religion», affirme le député Modem Vincent Bru. Le livret sur la laïcité de l'Avenir en commun, le programme des Insoumis pour la présidentielle de 2017, est la référence de ses représentants sur le sujet. Le document évoque notamment un «cléricalisme déguisé» qui «n'appartient pas qu'à l'extrême droite» et revendique son opposition à la subsistance du Concordat en Alsace-Moselle – territoires d'exception à la loi de 1905 sur lesquels les ministres du culte sont rémunérés par l'État. «Au sein de LFI, il n'y a pas de combat contre la religion, tempère Adrien Quatennens, député insoumis du Nord. Certains membres du mouvement ont évidemment des convictions religieuses. Mais le principe même de la loi de séparation est qu'on ne pourra jamais mettre les gens d'accord sur la religion, parce que la science n'est pas capable de dire qui a raison ou tort. La mise à distance du sujet en politique évite donc que la religion ne devienne une chape de plomb au-dessus du débat public et des croyances de chacun.»

Du côté de LREM, la question est sujette à des débats en interne: en trois ans d'existence, le mouvement présidentiel n'a toujours pas déterminé de ligne commune. Ce qui a pu créer quelques dissensions – la secrétaire d'État à l'Égalité femmes-hommes, Marlène Schiappa, ayant notamment consacré un essai assez radical à la question (Laïcité, point !, 2018), alors même qu'Emmanuel Macron s'appliquait parallèlement à rouvrir le dialogue avec les différents cultes.

Ces rapports de force entre les formations politiques font partie des raisons pour lesquelles les élus catholiques ne parlent plus ouvertement de leur foi. Ils cachent néanmoins une réalité générale plus ouverte. «Aujourd'hui, nos responsables politiques osent prononcer des discours que l'on n'aurait jamais osé tenir dans les années 1930», explique Philippe Portier en citant le discours d'Emmanuel Macron aux Bernardins. Le sociologue insiste sur la différence entre «le religieux normatif», qui déplaît, et «le religieux en tant que ressource spirituelle», qui recevrait «un grand assentiment de la part de l'opinion publique». Ainsi, la baisse continue de la pratique religieuse en France contribuerait à apaiser les débats, à rouvrir la voie au dialogue avec les cultes et à faire à nouveau émerger une «bienveillance». Car, pointe Philippe Portier, «on ne voit plus aujourd'hui l'Église comme une force matérielle inexpugnable et offensive» comme cela pouvait être le cas lorsque les catholiques étaient majoritaires sur le territoire français. Puisque l'Église n'a plus les moyens d'atteindre le pouvoir, son image se serait améliorée auprès de la population… sauf, donc, lorsqu'elle réapparaît dans la sphère politique. «Cela reste tout de même une avancée, conclut le chercheur. Avant, il y avait la raison et la religion. Aujourd'hui, on peut être un politique croyant et être considéré comme rationnel.»

Article modifié le 23 juillet avec deux précisions concernant François-Xavier Bellamy.