C'est une population souvent placée dans l'angle mort politique et médiatique : les jeunes ruraux. Bourdieu parlait des «classes objet» : plus parlées qu'elles ne parlent. Le chef de la mission «Enquêtes, données et études statistiques» de l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (Injep), Geoffrey Lefebvre, appuie ce constat d'une «population qui n'est pas le cœur de cible des politiques publiques».
A ce sujet, l'Injep a publié en juin une enquête qui dresse le portrait statistique de ces jeunes. Basée sur les données du recensement, l'étude met en lumière les spécificités de cette population qui représente tout de même 27% des 17-29 ans vivant en France. Les données recensées font état «d'un départ des jeunes ruraux vers les villes pour les études supérieures et d'un retour vers le rural assez lent plus tard», selon le chercheur. Les jeunes gens qui restent, eux, ont un profil assez spécifique : «Ils sont un peu moins diplômés, ils suivent une formation plus professionnalisante. Ils entrent plus tôt dans la vie active par rapport à leurs homologues urbains et ont un besoin fort de mobilité. La voiture est un vrai sujet pour eux», détaille Geoffrey Lefebvre.
Cette étude se veut aussi complémentaire des enquêtes sociologiques publiées sur la question. A l'image de celle que dirigent les deux sociologues Yaëlle Amsellem-Mainguy et Sacha Voisin, intitulée «les Filles du coin», une catégorie de la population mise, un temps, de côté par les sciences sociales. En attendant sa publication à la rentrée, Yaëlle Amsellem-Mainguy en livre à Libération les premiers résultats.
Les sciences sociales ont-elles délaissé l’étude des jeunes femmes en milieu rural ?
Cette population a été pas mal étudiée puis sous-étudiée et de nouveau travaillée. Il n'y a pas eu de raté total. Elle a juste été moins documentée à un moment donné quand les études ont été recentrées sur les classes populaires urbaines autour des cités d'habitat social. Dans les années 2000, le sociologue Nicolas Renahy lance un nouvel élan avec son enquête sur la jeunesse rurale intitulée «les Gars du coin». Les projets qui sont lancés à ce moment-là concernent surtout les jeunes hommes en milieu rural car ils sont plus visibles dans l'espace public. Ce qui est certain, c'est qu'il y a eu une tendance à la folklorisation de cette population : les ruraux étaient considérés comme des paysans. Et il a fallu sortir de cela. Le jeune rural n'existe pas, pas plus que le jeune tout court. Il y a tout un travail de déconstruction à faire.
Quelle définition de la ruralité avez-vous retenue dans cette étude ?
On a retenu une définition subjective. C'est la manière de vivre son territoire. On n'a pas retenu le rural comme caractérisé par l'Insee. On a fait notre étude dans des intercommunalités à forte attraction touristique : la Chartreuse [en Isère et Savoie, ndlr] et Le Creusot [en Saône-et-Loire]. On a aussi été dans les Deux-Sèvres, «un territoire où les gens passent mais ne s'arrêtent jamais», comme certaines jeunes filles nous ont expliqué, et les Ardennes «où les gens ne viennent pas parce qu'ils ne savent tout simplement pas où c'est». On a choisi ces régions car on voulait casser cette homogénéisation qui est faite des «jeunes ruraux».
Votre enquête s’intitule «les Filles du coin». Qu’est-ce que ça veut dire «être d’ici» ?
C'est moins le fait d'être née ici que le fait d'être reconnue comme une fille d'ici. C'est en quelque sorte une reconnaissance par le territoire. Le lieu de naissance ne suffit pas, il faut que la famille ait une notoriété locale. On a choisi ce titre parce que c'était un contrepoint de l'étude de Nicolas Renahy [«les Gars du coin»]. Puis, lors de notre enquête, on a beaucoup entendu cette expression, «fille du coin» ou «fille du cru». On a même rencontré une jeune fille en Bretagne, qui s'est définie comme une «fille 100% pur beurre». En effet, ses parents, ses grands-parents et ses arrière-grands-parents avaient grandi dans un rayon de 25 kilomètres.
Qu’est-ce que cette enquête met en lumière vis-à-vis de l’attachement au territoire ?
On a essentiellement rencontré des filles de milieu populaire. Elles ne sont pas parties du milieu rural ou alors elles sont revenues assez rapidement. Elles doivent toutes faire face à une injonction à la mobilité. Leurs professeurs et conseillers d'orientation leur répètent qu'il faut partir du milieu rural. Elles grandissent en se positionnant par rapport à la ville. Paris est un repoussoir pour elles. Aucune des jeunes filles qu'on a rencontrées n'espère un jour aller vivre dans une ville aussi grosse que Paris, pour plein de raisons différentes. Les petites villes sont un entre-deux tout à fait satisfaisant. Des craintes existent aussi au sujet des violences urbaines qui sont surmédiatisées. Et dans le même temps, elles sont attirées par la ville car cela participe à faire partie de la jeunesse.
Qu’en est-il de la formation de ces jeunes filles ?
Leur orientation se fait en fonction de la proximité. C'est donc lié à l'économie du territoire, à la rentabilité des études aussi. On a interrogé une jeune fille qui était intéressée par la philosophie et sa mère lui a répondu : «Tu as déjà vu passer un poste de philosophe toi ?» Il y a la question du cumul des coûts. Des coûts économiques, amicaux et amoureux parfois, de soutien familial. Elles sont donc plus facilement orientées vers des métiers d'aide à la personne, de la petite enfance, de la vente, des emplois qui embauchent, souvent précaires avec des horaires fractionnés.
Les jeunes filles en milieu rural sont-elles si différentes des jeunes filles en milieu urbain ?
Non, elles aspirent aux mêmes choses. Elles ont les mêmes standards de communication, les mêmes références de consommation, les mêmes aspirations en termes de loisirs. Cependant, elles ont moins d'espace disponible de fréquentation d'autres classes sociales que les jeunes urbains. Il y a moins d'universités donc on croise moins de jeunes étudiants. La jeunesse rurale est souvent pensée par défaut, sous l'angle des manques. Mais ces jeunes ont aussi des capitaux qu'ils mobilisent comme le localisme qui est souvent plus compliqué en milieu urbain.
Quel est le but d’une telle enquête ?
C'est utile pour les travailleurs sociaux et l'action publique. Elle sert surtout pour les jeunes femmes interrogées. Nous, on est revenus dans les territoires et on leur a présenté les premiers résultats en février. On a pu échanger et elles se sentent moins isolées. Elles se rendent compte que ce sont des filles comme d'autres. Elles ne se disent plus «si je suis enquêtée, c'est parce que je suis bizarre». Ce sont des jeunes de leur génération.