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Libération
30 ans, 30 portraits

Pierre Péan, une autre jeunesse française

L’auteur du livre sur le passé vichyste de Mitterrand a lui-même passé sa jeunesse dans un univers de droite, «sans comprendre le monde». Devenu reporter, il traque les secrets d’Etat.
Pierre Péan à Paris, en septembre 1994. (Denis Darzacq/Vu pour Libération)
publié le 26 juillet 2019 à 14h32
(mis à jour le 1er décembre 2024 à 11h57)

1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans avec un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, rendez-vous le 26 septembre 1994, avec cette toute première Der, consacrée à Pierre Péan.

Pierre Péan n’aime pas écrire. Surtout les dédicaces. Ce samedi à Orléans, il a oublié son stylo, à tout hasard. On lui en trouve un. Ça ne résout rien, l’angoisse de la page blanche s’installe. Son lecteur, un autre Péan (aucun rapport) attend poliment, au début de la file. La pile de livres installée à la Fnac disparaît en un quart d’heure. Depuis sa sortie, début septembre, Une jeunesse française, la biographie du jeune François Mitterrand se vend au rythme de onze mille exemplaires par jour. Avec, et surtout sans dédicace. Après Paris, Pierre Péan a commencé son marathon des librairies de province, dans une trentaine de villes.

«C'est mon critérium d'après Tour», dit-il. Il a toujours aimé le vélo. A 14 ans, il voulait être coureur comme son idole de l'époque, Roger Lambrecht, le Belgo-Breton, vainqueur d'une étape du Tour en 1948 et 1949. A 56 ans, il en garde quelques références cyclistes et un goût définitif de l'échappée solitaire.

Sa solitude, c'est à Bouffémont (Val-d'Oise), son «fond de jardin». Une longue pièce blanche, aménagée au bout de la pelouse du pavillon où il vit depuis une dizaine d'années. «Loin de tout le tintouin.» Mais à portée de la capitale. D'un coup de moto, une grosse Honda, il est sur les grands boulevards. Dans sa tanière, sur un mur, l'affiche d'un vieux film, Ça va être ta fête, avec Eddie Constantine. Le totem grandeur nature de Tintin au Congo, acheté sur un marché africain, surveille la table de ping-pong. Tout autour, des centaines de livres, vaguement alignés, disparates. Sur le long bureau, le Macintosh qui a avalé ses trois derniers livres. Pierre Péan n'aime pas écrire, mais il ne croit qu'à la chose écrite : «Je commence toujours par accumuler des documents. Après, je passe aux témoignages, seulement pour confirmer.»

Il se méfie de la mémoire humaine qui façonne les souvenirs pour les rendre supportables, ou tout simplement compatibles avec la vérité du moment. Sa propre jeunesse n’échappe pas à la règle, même s’il a des repères historiques faciles : il a été baptisé le jour de l’Anschluss. «Mon premier souvenir ? Mon père partant à la guerre, sur le pont de Sablé, dans la Sarthe… L’ai-je vécu ? Me l’a-t-on raconté ?» Comme François Mitterrand, au cours des sept entretiens qu’il lui a accordés, Pierre Péan pose le regard d’un étranger sur son propre passé. «Lui et moi, on a eu une jeunesse confisquée.» A vingt ans de distance. Les similitudes sont troublantes entre le journaliste et le président. «Moi non plus, confie Péan, je n’ai pas connu la lumière à 17 ans. Il m’a fallu des années pendant lesquelles j’ai vécu dans le flou. C’est pour ça que je comprends si bien Mitterrand.» Des années 40 dans l’Ouest profond, lui ne garde qu’une impression générale d’ennui. «Mon univers culturel, c’était l’harmonium et le chant grégorien.» Comme François Mitterrand à Angoulême, Péan a été l’élève des «bons pères» de 3 à 21 ans. Son père, coiffeur à Sablé (Sarthe), rêvait pour lui : «Il me voyait chirurgien, missionnaire ou aviateur. Moi, je ne savais pas. J’étais nul en maths, je me suis cherché jusqu’à 30 ans.» Le coiffeur et sa femme étaient poujadistes mais «on ne parlait jamais de politique à la maison». Ni au collège religieux d’Angers, où il était interne. «Mon univers était à droite. Ce qu’on m’avait appris ne me permettait pas de comprendre le monde.»

Une évolution lente, lui aussi. A l'université catholique d'Angers, il hésite, assiste à quelques réunions de l'Action française, soutient la campagne du député-maire d'Angers, indépendant et paysan. Devient syndic de la corpo de droit : «Venant de Sablé, j'avais besoin de reconnaissance. Cela a été mon seul engagement public.»

Jusqu'au «déclic», à Paris. Il s'engage, sur un coup de sang, contre l'Algérie française. Entre deux manifs, il concilie Science-Po, la faculté et les petits boulots. Vente d'assurances, barman et même «chauffeur de grande remise». Un soir, au volant d'une limousine, il bavarde avec le VIP assis à l'arrière, ministre des Finances du Gabon. A 24 ans, volontaire pour le service national, il devient attaché de cabinet de son client d'un soir. Un parcours initiatique dans les allées du pouvoir, pour une utilisation ultérieure.

De retour à Paris, il vend de l’immobilier. L’ennui de nouveau, «dans la folie de la grande manif du 14 mai 1968, j’ai tout envoyé promener». Il a 31 ans et garde un vieux rêve, enfoui sous les mauvais bulletins scolaires d’Angers : être journaliste. Ce sera le service économique de l’AFP, puis France-Soir et l’Express. Mais, comme partout, Péan ne supporte aucun cadre, il étouffe. Spécialiste de l’Afrique, et du pétrole, il devient pigiste, obsédé par «le secret d’Etat». Cela donnera quelques révélations spectaculaires, notamment dans le Canard enchaîné : l’affaire des diamants, de la bombe atomique d’Israël, des avions renifleurs, plus tard… et une dizaine de livres. Parfois très controversés, comme sur l’affaire du DC 10 d’UTA, les livres de Pierre Péan ne visent qu’une cible : le pouvoir. «Ça me fascine, confie-t-il. Je dois tenir ça de mon père. Malgré son conformisme, il était toujours prêt à se battre contre les bourgeois, et la terre entière.» Depuis 1982, les livres s’enchaînent comme des poupées gigognes. «En écrivant l’un, je trouve la piste du suivant.» Pour chacun, Péan a enquêté pendant plusieurs mois.

Un vrai plaisir, la revanche de l'adolescent maussade. Depuis dix ans, Pierre Péan s'amuse, enfin : «Je ne suis plus rien. Ni journaliste, ni écrivain, ni historien. Je joue comme dans les livres Signe de piste de mon enfance. Il m'est arrivé d'avoir le cœur à 100 à l'heure dans une obscure bibliothèque de province…» Mais tout se paye. Il y a un moment où il faut écrire. La loi du Mac. Au clavier, sous l'œil peint du totem, Pierre Péan regrette de ne pas être Tintin. Toujours en reportage, sans jamais écrire une ligne.

Pierre Péan en 6 dates : 5 mars 1938 Naissance à Sablé-sur-Sarthe. 1979 Enquête sur les diamants de Giscard dans le Canard enchaîné. 1983 Affaires africaines (Fayard). 1986 Secret d’Etat (Fayard). 1992 Vol UT772 (Fayard). 1er septembre 1994 Parution d’Une jeunesse française. François Mitterrand, 1934-1947 (Fayard). 200 0000 exemplaires vendus en trois semaines.

Making-of: Péan, à jamais le premier

Le choix du candidat au premier portrait de der est évidemment symbolique. Pierre Péan est un enquêteur et la Der de «Libé» se veut alors un «lieu d’enquête» rappelle l'autrice de l'article, Pascale Nivelle. L’actualité de Péan n’est pas neutre. Il vient de publier un livre sur le passage à Vichy de François Mitterrand. Le propos de Péan est ambivalent, sinon compréhensif pour cet itinéraire d’un irrégulier en des temps troublés. Mais la photo de couverture est cruelle pour Mitterrand. Elle prouve que le futur résistant s’est vu remettre la francisque par Pétain. A travers Péan, «Libération» s’interroge sur le rapport de la gauche et de la presse avec le vieux président déclinant, sinon mourant. Malgré tout, l’ensemble des thèmes constitutifs du portrait personnel sont déjà là: rencontre, présence physique, goûts et couleurs, origines familiales et itinéraire politique. Pascale Nivelle se souvient qu’aller roder du côté des registres personnels, sinon privés n’était «pas évident» en 1994. Les invités s’étonnaient qu’ils soient incités à se livrer. Ils se méfiaient. Elle se souvient aussi avoir enquêté alentour, avoir interrogé les proches, ce que l’on nomme le «vu par les autres» et qui sert parfois plus à nourrir la réflexion du journaliste qu’à apparaître de façon sourcée dans la page car les 7200 signes s’avèrent toujours trop courts. Elle était alors correspondante à Bordeaux. Elle situait bien «le gros enjeu» dont il s’agissait et la confiance qui lui était faite. Elle avait mis «trois jours à l’écrire».

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