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Interview

Carlotta Benvegnù et David Gaborieau : «Le monde ouvrier s’est déplacé vers des angles morts»

Selon les sociologues Carlotta Benvegnù et David Gaborieau, le numérique a aggravé la pénibilité du secteur de la logistique, rendant plus difficiles les actions collectives.
publié le 31 juillet 2019 à 19h56

Pour Carlotta Benvegnù et David Gaborieau, sociologues du travail, respectivement à l'université Paris-XIII et à Paris-Est, les entrepôts sont le «prolongement d'un monde industriel sous une forme logistique». Ils décrivent un secteur précaire, composé d'une main-d'œuvre ouvrière «que l'on épuise vite» et qui peine à se mobiliser.

La CGT de Geodis Gennevilliers alerte sur la multiplication des accidents de travail. Que révèle ce conflit sur le secteur ?

David Gaborieau : La logistique connaît un taux de fréquence des accidents du travail élevé, proche, voire au-delà de ce que l'on peut voir dans le bâtiment. Les métiers y sont physiques, avec des ports de charges allant jusqu'à 8 à 10 tonnes par jour. La lombalgie est la première des maladies de l'entrepôt, mais les coudes, les épaules, les genoux peuvent être touchés. Les gestes répétitifs provoquent aussi des troubles musculo-squelettiques. Il y a une usure accélérée des corps. Des accidents graves, comme les chutes, arrivent aussi, mais ils ont plutôt tendance à régresser. Là où toutes ces autres pathologies de l'hypersollicitation, elles, progressent.

Carlotta Benvegnù : Les ouvriers de la logistique disent souvent : «Les accidents viennent petit à petit.» Dans le secteur, les salaires sont faibles, avec peu d'évolution de carrière. Pour gagner un peu plus, les ouvriers sont obligés d'augmenter leur productivité, en espérant bénéficier de primes, ou font des heures supplémentaires et ils brûlent très vite leur force de travail.

Comment le numérique a-t-il changé le quotidien de ces travailleurs ?

D.G. : Depuis les années 2000, il y a une rationalisation du secteur, avec l'usage de progiciels de gestion, d'outils de contrôle, de scanners, de commandes vocales. Cela a augmenté les cadences et l'individualisation du travail. La pénibilité, loin de disparaître, s'est transformée.

C.B. : Les technologies ont joué un rôle, mais elles ont aussi été accompagnées d'un changement d'organisation du travail, avec l'émergence de nouvelles formes de taylorisme dans le tertiaire. Et la logistique n'y a pas échappé.

En juillet, une grève internationale a secoué Amazon. Mais, en dehors du géant américain, on sait peu de chose sur ce qu’il se passe sous les hangars de la logistique…

D.G. : Amazon, c'est l'arbre qui cache la forêt. La logistique a longtemps été invisibilisée, puis elle s'est construite une image de modernité, de technicité. En parallèle, l'e-commerce a été présenté comme une économie high-tech. Or c'est oublier qu'il repose sur l'exploitation d'une main-d'œuvre nombreuse : les forçats de la logistique. Le secteur compte 900 000 salariés, dont plus de 700 000 ouvriers. Selon l'Insee, aujourd'hui, 50 % de la population ouvrière travaille dans le tertiaire. Loin de disparaître, le monde ouvrier s'est déplacé vers des angles morts.

C.B. : Le discours de la start-up nation, de l'économie dématérialisée, participe à invisibiliser la logistique. Cela empêche de percevoir la réalité de ces usines à colis. Et rend aussi plus difficiles les revendications des salariés sur leurs conditions de travail.

Quels sont les autres freins à l’action collective ?

C.B. : Le secteur est fragmenté, il dépend de plusieurs conventions collectives. Cela freine la structuration syndicale. De même, l'intérim, en créant une disparité de statuts, n'aide pas. En Italie, il n'y a pas d'intérimaires dans le secteur. Les conditions de travail plus unifiées ont pu favoriser l'émergence d'un mouvement social, il y a dizaine d'années, avec d'importantes périodes de grève.

D.G. : La dureté des conditions de travail est aussi un frein. Peu de salariés, précaires, sont prêts à s'engager. Souvent, leur priorité est d'abord de quitter le secteur. En France, on note un regain de mobilisation depuis 2016. Des sections syndicales se sont construites, notamment chez Amazon. Mais, ailleurs, cela reste faible. Pourtant, dans notre économie de la circulation, ces travailleurs ont un moyen de pression. Car ce n'est plus seulement en bloquant les usines mais en ciblant les flux que l'on peut paralyser les économies occidentales.