Menu
Libération
Décryptage

Mort de Steve : pourquoi le rapport de l’IGPN sème le trouble

Affaire Steve Caniçodossier
Charge de la police, lien avec la mort du jeune homme, déroulement des recherches… Les nouveaux éléments apportés par l’enquête administrative ne suffisent pas à éclairer les circonstances du drame.
Extrait d’une vidéo de la charge policière du 22 juin, quai Wilson. (Document Libération)
publié le 31 juillet 2019 à 21h16

En quelques jours, l'enquête sur la disparition de Steve Caniço a changé de nature. Le corps du jeune homme a été retrouvé lundi en fin de journée dans la Loire à plus d'un kilomètre de là où il avait disparu dans la nuit du 21 au 22 juin, lors de la Fête de la musique. Steve Caniço participait alors à un rassemblement de plusieurs scènes techno dans le sud de l'île de Nantes. Aux alentours de 4 h 30, une violente intervention policière mettait fin à la soirée et provoquait la chute de plusieurs personnes dans le fleuve. Mardi, le corps a été formellement identifié et une instruction pour «homicide involontaire» a été ouverte par le parquet de Nantes. Le même jour, le Premier ministre, Edouard Philippe, et le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, ont rendu publics les résultats d'une enquête administrative, confiée à l'Inspection générale de la police nationale (IGPN). Selon ce rapport, il n'est pas «établi de lien entre l'intervention de la police et la disparition» de Steve Caniço, et «il n'y a pas à remettre en cause l'intervention collective des forces de l'ordre». Cette enquête ne clôt pas pour autant les investigations. Sur ce volet administratif, l'IGPN ne disposait notamment pas de tous les pouvoirs de la justice. L'exécutif a également saisi l'Inspection générale de l'administration (IGA) qui, contrairement à l'IGPN, va pouvoir contrôler l'action de la préfecture. Libération fait le point sur les nouveaux éléments apportés par l'enquête administrative et pointe ses limites et ses failles.

La police a-t-elle «chargé» les fêtards ?

Pour l'IGPN, la réponse est non. La police des polices écrit dans sa conclusion qu'«aucun élément ne permettait d'établir que les forces de police avaient procédé à un quelconque bond offensif ou une manœuvre s'assimilant à une charge qui aurait eu pour conséquence de repousser les participants à la fête vers la Loire». Selon ce rapport, les forces de l'ordre ont donc uniquement répondu à des jets de projectiles et ne sont pas intervenues pour disperser le rassemblement. La police indique l'utilisation de 33 grenades lacrymogènes, 12 tirs de LBD et 10 grenades de désencerclement. Dans son analyse, l'IGPN explique aussi que le commissaire qui dirigeait l'opération sur place a voulu «éteindre le système produisant une musique» et que lorsque les policiers sont retournés au contact des fêtards, une fois équipés d'une tenue de maintien de l'ordre, l'objectif était identique. Pourtant, l'analyse des vidéos réalisée par Libération, qui permet de retracer la chronologie de l'intervention, démontre le contraire. Si, dans un premier temps, les policiers ont effectivement tenté de discuter avec les organisateurs pour qu'ils coupent le son, la deuxième phase de leur intervention a tout d'une charge visant à disperser les fêtards. Il est 4 h 32 lorsque les policiers retournent en ligne et équipés au contact des personnes rassemblées devant le sound system. A cet instant, il n'y a plus aucune musique et les agents ont pour seul message : «rentrez chez vous». Un nuage de gaz lacrymogène est clairement visible sur les images. Pourtant, le rapport de l'IGPN ne relève son utilisation qu'à partir de 4 h 36.

Steve Caniço est-il tombé lors de l’intervention policière ?

Si l'IGPN dit ne disposer d'«aucun élément» permettant «d'établir un lien direct» entre l'intervention des forces de l'ordre et la chute de Steve Caniço, «il n'a pas été écrit qu'il n'y avait pas de lien», tempère auprès de Libération un haut responsable de l'IGPN. Au demeurant, celle-ci n'établit pas avec certitude l'heure de la disparition de Steve Caniço, survenue «vers 4 heures» ou «après 4 heures», selon qu'on lise les conclusions du commandant de police, ou du coordinateur des enquêtes, deux pages plus loin. Deux éléments pourraient dédouaner les policiers. D'abord, les derniers messages envoyés par le jeune homme à un ami présent ce soir-là, bien avant la charge : «Je suis trop fatigué. J'ai besoin d'aide […]. On peut se retrouver ou quoi.» «Ce n'est pas un message alarmant, il lui arrivait souvent d'écrire "j'ai besoin d'aide", c'était un garçon fragile qui avait besoin d'être entouré», rétorque l'avocate de la famille, Cécile de Oliveira. Ensuite, l'heure du dernier bornage du téléphone, retrouvé sur son corps d'après nos informations : 3 h 16 le 22 juin, plus d'une heure avant l'intervention de la police. Plusieurs raisons expliqueraient qu'il ne laisse plus de trace : soit le téléphone est éteint, possiblement parce qu'il est tombé dans l'eau, soit il n'a plus reçu ou émis de données à partir de cette heure-là. Cécile de Oliveira penche pour la seconde option : «La disparition est concomitante de l'intervention de police, d'après des témoignages des personnes qui ont vu Steve avant sa chute.»

Libération a connaissance de deux personnes proches de Steve Caniço qui déclarent l'avoir vu peu de temps avant l'intervention policière, dont un ami qui a laissé le jeune homme en train de se reposer sur le quai. «Jules (1) a dit à Steve de ne pas bouger, qu'il reviendrait après avoir dit au revoir à des amis», rapporte Katell à Libération. La jeune femme croise Jules dans la cohue qui suit l'usage de gaz lacrymo : «Il ne retrouvait plus Steve, qu'il avait quitté juste avant la charge.» Contrairement à Katell et Jules, Jade n'a pas été entendue par la police, alors qu'elle assure avoir donné ses coordonnées. A Libération, elle raconte : «J'ai vu Steve, endormi sur le quai à quatre ou cinq mètres de la Loire. Je l'ai secoué et il a réagi, je l'ai laissé.» Cette scène se déroule «après 4 heures».

Combien de personnes sont tombées dans la Loire ?

Plus d'un mois après les faits, aucun responsable n'est en mesure d'avancer un chiffre précis. Dès le début de l'affaire, différents chiffres ont été avancés par les autorités. Dans un premier temps, les services de police assuraient qu'il n'y avait eu que trois chutes tout au long de la nuit. Cette première communication correspond d'ailleurs, à un télégramme de la «DDSP 44» (la direction départementale de la sécurité publique), daté du jour des faits et rapporté dans le rapport de l'IGPN qui évoque trois chutes à «3 h 45, 4 h 25 et 5 h 07». Ce premier point fait étrangement abstraction des chutes pendant l'intervention de la police. Puis, le 24 juin, la préfecture a annoncé que 14 personnes étaient tombées dans le fleuve. Dans son rapport, l'IGPN ne parvient pas à trancher, et estime qu'entre «8 et 14 personnes sont tombées». Une seule certitude pour la police des polices, trois personnes ont été secourues dans la Loire avant l'intervention. Comme l'avait expliqué à Libération, un sauveteur, deux personnes ont été secourues avant l'intervention de la police. La première s'est jetée à l'eau «par dépit amoureux». Une autre est sûrement remontée sur terre sans aide. Tandis qu'une troisième est tombée «par inadvertance».Au moment de la charge, le sauveteur explique avoir remonté quatre personnes. A ce moment-là, les secours ont aussi eu la suspicion qu'un autre fêtard se noyait. L'enquête judiciaire devra déterminer s'il s'agissait bien de Steve Caniço.

Comment se sont déroulées les recherches ?

Dès leur arrivée ce soir-là en contrebas du quai Wilson, les sauveteurs nautiques ont la suspicion qu'une personne a disparu dans l'eau. «Notre priorité, à cet instant, est de récupérer ceux qu'on voyait à la surface, explique à Libération l'un des sauveteurs. On a averti les pompiers sur la crainte d'une personne disparue, mais de nuit, avec cinq ou six mètres de fond et sans point de départ précis pour les recherches, c'était pratiquement impossible de le retrouver.» Dans son rapport, l'IGPN note que «le chef scaphandrier» des pompiers est effectivement prévenu que trois personnes pourraient être toujours dans l'eau. «Des reconnaissances en amont et en aval étaient engagées», précise la police des polices. Deux sont finalement retrouvées. Ces premières recherches s'arrêtent à l'aube sur un doute. La justice est alertée de la disparition de Steve Caniço, le 23 juin, au lendemain de la charge. De nouvelles recherches débutent. «Il y a eu un très gros travail qui a été fait depuis le jour où sa disparition a été signalée, expliquait à Libération Pierre Sennès, le procureur de la République de Nantes. Plusieurs patrouilles fluviales ont travaillé tous les jours, il y a eu des reconnaissances aériennes avec des hélicoptères de la gendarmerie et un avion de la police aux frontières, entre Nantes et l'embouchure de la Loire, ainsi que des patrouilles pédestres sur les bords du fleuve.» Un navire équipé d'un sonar a aussi été demandé après un mois de recherches infructueuses. Le corps de Steve Caniço a finalement été retrouvé fortuitement par le pilote d'une navette fluviale.

Pourquoi une partie du quai Wilson n’était pas barriérée ?

Dans son rapport, l'IGPN pointe un défaut de sécurisation des abords de la Loire dû à une défaillance des autorités municipales. De façon claire, il est écrit : «La ville n'avait mandaté que deux agents d'une société privée de sécurité afin d'empêcher la foule attirée par les sound systems de tomber dans le fleuve proche, alors même qu'ils étaient censés placer ces systèmes le long du quai Wilson. Elle a fait positionner des barriérages le long d'une partie seulement du quai Wilson, alors que les sound systems ont été installés jusqu'au bout du quai (en direction du pont des Trois Continents) ce qui a généré un risque pour le public.» Les mots sont lourds. Contacté par Libération mercredi, le maire adjoint à la sécurité, Gilles Nicolas, semblait agacé : «Quand il y a mort d'homme, il faut être précis, or j'ai le sentiment que dans ce rapport on procède par approximations. Premièrement, la mairie n'a délivré aucune autorisation quant à l'installation des sound systems, qui s'implantent historiquement au quai Wilson et sans barriérage. Deuxièmement, le quai Wilson étant une propriété du port autonome (et donc de l'Etat), sa sécurisation relève des pouvoirs de police du préfet. Et, enfin, nos agents de sécurité étaient là pour assurer la liaison avec le poste de secours situé, lui, sur un terrain communal.»

(1) Le prénom a été modifié.