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reportage

«Nous avons perdu nos parcelles, nous avons été spoliés»

Après trente ans de combats, des propriétaires de l’Hérault menacés d’expropriation par l’association chargée de mettre aux normes leurs terrains viennent de déposer plainte contre X auprès du Parquet national financier.
L’association des contestataires de Sérignan, qui réunissait 130 propriétaires à sa création, n’en compte plus qu’une dizaine. (Photo Théo Combes pour Libération)
par Sarah Finger, envoyée spéciale à Sérignan, photos Théo Combes
publié le 1er août 2019 à 19h56

Le site semblait pourtant magique : un vaste espace parsemé de vignes et niché tout près de la Méditerranée, à Sérignan, entre Sète et Narbonne… mais qui s'est transformé en enfer pour une poignée de propriétaires. On les surnomme par ici «les mauvais payeurs». Ils s'en moquent. Epuisés mais déterminés, ils viennent de déposer plainte contre X auprès du Parquet national financier pour «escroquerie», «prise illégale d'intérêts», «abus de confiance», «concussion», «favoritisme» et «recel».

Bungalow

Parmi eux, Nillo Bonato, 69 ans. Cet ancien douanier a acheté en 1983, un peu par hasard, un bout de terrain dans ce secteur. Il raconte : «A l'époque, nous étions environ 300 à posséder des parcelles. Les gens, souvent très modestes, profitaient de leur terrain l'été ou le dimanche.» C'était le cas de Danielle Grousset, 71 ans : «On avait construit un bungalow pour y passer les vacances ou pique-niquer… Mon père adorait jardiner là-bas. Quand il nous a légué ce terrain, il nous a dit : "C'est de l'or au soleil !" Heureusement qu'il ne voit pas tout ça…»

«Tout ça» débute en 1986. Constatant que ce site non constructible a peu à peu été mité par des cabanes, des caravanes et autres mazets, le maire de Sérignan menace d'exproprier les propriétaires. Ceux-ci décident alors de créer, sur les conseils d'un notaire mal avisé, une association foncière urbaine autorisée (Afua) : cet établissement public administratif doit permettre d'aménager cette zone de 86 hectares grâce aux cotisations des propriétaires de parcelles. Le maire accepte. Cette Afua, baptisée «les Jardins de Sérignan», est montée en 1988. «L'idée semblait simple, raconte Nillo Bonato. Chaque propriétaire devait s'acquitter d'une participation à l'Afua, au prorata de la surface de sa parcelle, afin de viabiliser ce site et de réaliser les aménagements nécessaires. Ensuite, nous étions libres de disposer de notre terrain : vendre, ou construire…» L'opération, contrôlée par le percepteur de Sérignan, se déroulait sous tutelle de l'Etat. «Les gens étaient rassurés, poursuit Nillo Bonato. On a pensé que tout le monde serait gagnant.»

ZAC

Trente ans plus tard, l'Afua est toujours là, et compte encore 280 adhérents. Mais selon la poignée de propriétaires qui mènent la fronde, plus rien ne va depuis bien longtemps. Entre les coups d'arrêt du projet et les plans de relance, les disputes et les procédures, les faillites et les dettes, leur terrain au soleil s'est transformé en un sinistre marécage. Louis Cabrol, 84 ans, autrefois propriétaire d'une belle parcelle, résume : «On s'est enfoncés dans l'Afua petit à petit…»

La situation aurait dégénéré dès 1989, avec l'élection d'un nouveau maire. «Il voulait reprendre la main sur ce projet, se souvient Nillo Bonato. Il a donc imposé la création d'une ZAC [zone d'aménagement concerté] sur ce même périmètre, ce qui a tout compliqué puisque deux structures poursuivant le même but, l'Afua et la ZAC, se sont superposées.» La longue série de différends plaidés devant les tribunaux débute en 1992, tandis que les Verts de l'Hérault déposent un premier recours contre cette ZAC. Depuis, les actions en justice se comptent par dizaines.

Un des derniers cabanons laissés à l’abandon au cœur du chantier de Sérignan, le 21 février.

Photo Théo Combes pour Libération

L'un des points d'achoppement touche à la contribution de chaque propriétaire à l'Afua. Solidaires, les membres de cette association foncière doivent tous s'acquitter d'une participation destinée à viabiliser la zone. Les uns payent, d'autres préfèrent donner à l'Afua un tiers de leur terrain. Mais certains, voyant que le projet tarde à sortir de terre, refusent ou cessent de mettre la main au portefeuille. L'Afua accumule alors dangereusement les dettes. Faute d'être payée, l'entreprise qui réalise les premiers travaux de canalisation doit déposer le bilan. Voyant que le navire est prêt à chavirer, l'Afua enjoint tous les propriétaires de régler leur cotisation. Danielle Grousset se souvient : «Mon père était le seul propriétaire à ne pas avoir voulu adhérer à l'Afua. Il a été intégré de force. Et l'argent a été prélevé d'office sur sa pension.» Nillo Bonato enchaîne : «Certains ont dû vendre un commerce pour s'acquitter de sommes énormes, de l'ordre de 800 000 francs. Même ceux qui avaient donné une partie de leur terrain à l'Afua ont dû payer.» C'est à cette époque, en 1994, que se crée l'Association de défense des propriétaires des Cosses Falgairas Galine, autrement dit l'association «des mauvais payeurs». L'affaire prend un nouveau tournant lorsque les propriétaires de grandes parcelles, qui représentent 14 hectares, décident de s'unir. Un groupe de promoteurs fait une offre d'achat pour ces terrains, à raison de 12 francs le mètre carré. L'association des propriétaires récalcitrants va s'opposer par deux fois à cette opération immobilière. Elle perd. «Cette vente d'un vaste terrain en bord de mer a été consentie à ces promoteurs sans appel d'offres, et avec la bénédiction de la mairie et de l'Etat», s'indigne Pierre Robert, 71 ans, président de l'association.

«Boulet»

Tandis que l'Afua s'enlise dans les dettes (elles atteindront 4,7 millions d'euros), le projet connaît un nouveau rebondissement avec la «zone des grenouilles» : «En 2010, une étude d'impact a découvert des crapauds appartenant à une espèce protégée dans le bassin de rétention, raconte Nillo Bonato. Plus de 10 hectares ont été gelés. Pour compenser cette perte de terrain, le montant de nos participations à l'Afua est subitement passé de 18 euros à 50 euros le mètre carré.» Exaspérés, bon nombre de propriétaires se décident alors à signer des compromis de vente avec les promoteurs. Quant aux autres, s'ils choisissent de conserver leur parcelle, ils doivent payer. Entremêlant leurs voix, les contestataires s'insurgent : «Tant que cette opération immobilière n'est pas finie, on ne peut pas sortir de l'Afua. En tant qu'aménageur, elle est la seule, avec les promoteurs, à pouvoir acquérir des terrains. On peut leur vendre notre parcelle à 40 euros le mètre carré, alors que ça vaut beaucoup plus. Ou alors continuer à cotiser…» Bref, ils se sentent prisonniers chez eux. «Dans ce dossier hypercomplexe, on trouve un enchevêtrement de structures et un montage opaque auxquels s'ajoutent d'énormes enjeux fonciers, commente Me Jérôme Karsenti, l'avocat de l'association. La construction juridique de ce projet a fini par enfermer les propriétaires tout en les asséchant. L'objectif ? Les pousser à vendre leur terrain à bas prix…» Le maire de Sérignan, Frédéric Lacas, reconnaît lui-même, du bout des lèvres, qu'il a hérité d'un «boulet» : «Trois préfets et trois sous-préfets ont été condamnés pour défaut de tutelle dans ce dossier qui se révèle être une exception urbanistique…» En décembre 2017, un huissier de justice est mandaté par l'association pour assister à l'assemblée générale de l'Afua. Son procès-verbal témoigne de l'ambiance : «Monsieur R., vous me faites chier.» «Ferme-la, je vais t'emplâtrer.» Puis : «Plusieurs personnes se lèvent pour éviter que les protagonistes en viennent aux mains.»

Tractopelles

Contestée par l'association des frondeurs, une déclaration d'utilité publique permet, pour mener à bien la réalisation de la ZAC, d'exproprier des propriétaires ; une trentaine auraient déjà reçu leur avis d'expropriation, dont six «mauvais payeurs». Parmi eux, Théodore Mendès, artisan retraité : «J'avais acheté ce petit bout de terrain pour y bâtir une maison à ma retraite. Quand j'ai appris que j'étais exproprié, ça a été un vrai choc. J'ai demandé des explications, on m'a répondu que "je gênais".» A l'Afua, on fait valoir que ces expropriations, indemnisées 40 euros le mètre carré, sont «obligatoires compte tenu de la configuration de certaines parcelles et difficultés de succession». Car «pour l'intérêt commun, il faut que ce projet continue» (1). Une position défendue par Grégory Crétin, l'avocat de l'Afua, qui regrette que «trois ou quatre fous furieux compliquent et retardent ce programme à coups de contentieux…» Les premiers logements construits par les promoteurs sont sortis de terre trente ans après la création de l'Afua. Devenu un vaste chantier, le site n'a plus rien d'enchanteur. Des blocs de béton ont remplacé les cabanons d'antan. De grands pins sont tombés sous les griffes des tractopelles. Selon le maire, Frédéric Lacas, «ce nouveau quartier comptera à terme 4 500 habitants, soit environ un quart de la population de Sérignan». L'association des contestataires, qui réunissait 130 propriétaires à sa création, n'en compte plus qu'une dizaine. Le temps, le découragement, la maladie ou la mort ont eu raison des autres. «De nombreuses familles se sont déchirées autour de cette affaire. Nos enfants ont hérité de ce terrain comme d'un boulet», se désole Pierre Robert. Bien qu'âgés pour la plupart, les derniers résistants continuent à se battre pour dénoncer, disent-ils, «l'opacité» de cette vaste opération. Tous ont fait depuis longtemps une croix sur leur lopin de terre. «Nous avons perdu nos parcelles, nous avons été spoliés. A présent, nous espérons simplement une mise en lumière de ce désastre.»

(1) Procès-verbal de l'assemblée générale de l'Afua, décembre 2017