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Libération
Enquête

Le pari des fidèles au parti

Il y a deux ans, la présidentielle dynamitait le paysage politique. Au PS comme chez Les Républicains, des personnalités ont fait défection pour d’autres mouvements, en particulier LREM, ou pour créer le leur. Dans les rangs éclaircis des formations historiques, des élus expliquent pourquoi ils y croient encore.
Le 18 juillet, le comité de renouvellement des Républicains se réunissait à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) sous l’impulsion d’Aurélien Pradié (au centre). Le député du Lot fait partie des élus qui sont restés fidèles à leur formation politique de départ. (Photo Stéphane Lagoutte. Myop)
publié le 12 août 2019 à 20h16

Il y a ceux qui partent et eux, ceux qui restent quand le pronostic vital de l'organisation dans laquelle ils mènent leur vie politique est engagé. Abîmés par l'exercice du pouvoir, ébranlés par le macronisme, leurs partis ne sont plus des machines à gagner - chaque élection ou presque confirmant leur chute depuis 2017 -, ni même des espaces de convergence idéologique où l'on prépare l'avenir. Leur matrice apparaît friable, leurs troupes s'évaporent. Des socialistes rejoignent La France insoumise, des Républicains le Rassemblement national, et des deux côtés de l'échiquier politique, on claque la porte pour faire de la politique sans étiquette partisane ou lancer son propre appareil. Surtout, depuis deux ans, ça se presse vers les marcheurs qui continuent à braconner, à gauche comme à droite. «Il y a quelques années, la curiosité, ça n'aurait pas été ceux qui restent dans leur parti mais plutôt ceux qui trahissent», constate Aurélien Pradié, député LR du Lot.

A lui et à une quinzaine d'élus, socialistes ou républicains pour la plupart, Libération a donc posé la question : pourquoi s'accrocher à un parti en miettes ? D'abord, parce qu'ils y sont attachés. Ceux qui ont choisi de partir l'affirment : c'est un «soulagement» mais aussi un «déchirement». «C'est l'engagement de toute une vie. Partir pour l'inconnu, ce n'est pas facile, c'est vrai», explique par exemple Régis Juanico, socialiste rallié à Génération·s, le mouvement lancé par Benoît Hamon après la présidentielle. «On claque la porte d'une maison dont on connaît les recoins, où on s'est fait des amis», abonde Robin Reda, député de l'Essonne qui siège toujours avec le groupe LR au Palais-Bourbon mais n'a pas renouvelé son adhésion.

Par attachement, des élus sont d’ailleurs partis sur la pointe des pieds, sans qu’on s’en aperçoive, pour épargner à leur famille politique l’humiliation d’une énième désertion. Ceux qui sont restés sont intarissables sur le sujet. Ils évoquent l’histoire - Jaurès d’un côté, de Gaulle de l’autre dont on pourrait presque croire que les esprits se répandent encore dans les bureaux politiques. Et citent Mitterrand ou Chirac dès qu’ils en ont l’occasion, comme pour se donner du courage.

Quitter le giron protecteur du foyer

Il y a l'histoire, devant laquelle ils s'inclinent, mais aussi la géographie, dans laquelle ils s'enracinent : les fédérations, les circonscriptions et, forcément, les gens. «Un parti comme le PCF, ce n'est pas seulement une stratégie et des idées mais un parcours de vie, explique Ian Brossat, adjoint d'Anne Hidalgo à la mairie de Paris et tête de liste communiste aux européennes. Il y a un attachement à ce que nous sommes collectivement. C'est ma famille.» «J'aime les militants socialistes. C'est con hein, mais j'adore être avec eux, échanger, débattre», confesse le sénateur du Val-d'Oise Rachid Temal.

Le temps passé ensemble joue mais n'explique pas tout. A 33 ans, Aurélien Pradié parle de «filiation» et de «lien charnel» pour justifier son choix de rester à LR. Des différences de personnalité aussi : certains ont plus de mal que d'autres à quitter le giron protecteur du foyer. «Par moments c'est dur, avoue le socialiste Laurent Baumel, député d'Indre-et-Loire jusqu'en 2017. Le spectacle de ce qu'on a perdu est permanent. En septembre, on va aller à La Rochelle ; ça va être une souffrance, j'en suis sûr. J'ai 50 ans, c'est encore possible de faire autre chose. Parfois la question se pose mais le temps consacré reste là. J'ai quand même envie de défendre et de transmettre cette culture.»

Les cultures partisanes, justement, sont un autre élément d'explication : plus les structures sont organisées, plus elles retiennent. Au sein de LR par exemple, les ex du RPR ont tendance à moins se faire la belle que ceux issus des tendances centristes, où les appareils sont plus souples et les figures tutélaires moins écrasantes. Discipline de parti irréfléchie, pourrait-on leur opposer ; eux parlent de loyauté et en font un motif de fierté. «On ne quitte pas un navire dans la tempête», s'enorgueillit ainsi Damien Abad, député LR de l'Ain. «Pour que le politique soit respecté, il faut qu'il soit respectable», théorise Aurélien Pradié. En voyant Gérald Darmanin, dirigeant LR issu de la même génération politique que lui, être nommé ministre du Budget, le député s'est interrogé : «Est-ce que je serais capable de le faire ? Comment tu fais quand tu reviens dans ta circonscription, que tu vois les militants qui t'ont toujours soutenu ? Finalement, je plains mes collègues qui ont été élus grâce à leur étiquette LREM. Ils ne connaîtront jamais ce bonheur profond d'être élu en restant fidèle à ce qu'on est. Ça paraît un peu surfait mais je le pense véritablement.»

Ceux qui ont choisi le vaisseau LREM cristallisent les critiques. La vague macroniste qui a déferlé sur l'Assemblé a laissé un goût amer. «Comme beaucoup de mes amis, j'ai beaucoup souffert de l'émergence de néo-élus sans passé militant», avoue sans ambages Robin Reda. La figure de Christian Estrosi notamment, qui vogue entre les deux partis, fait grincer des dents. «Estrosi, c'était quand même la droite du front, aujourd'hui c'est Jésus», raille un parlementaire. A gauche aussi, on condamne ces transfuges devenus macronistes qui incarneraient la «paupérisation du personnel politique», selon les mots de Luc Carvounas. Des déracinés, sans valeurs et sans histoire. «Cela crée des jeunes comme Gabriel Attal ou Marlène Schiappa. J'ai pas envie de me plier à ça, c'est triste», explique le député socialiste du Val-de-Marne. Pour Patrick Kanner, président du groupe socialiste au Sénat, «c'est une question de solidité intellectuelle». Adhérent au PS depuis ses 17 ans, l'ex-ministre des Sports jure que «le sentiment de loyauté est plus fort que tout» pour lui. «Dans toutes les familles, il y a des doutes, des déceptions, il faut accepter qu'à des moments on puisse être en décalage avec les choix faits. Mais en quarante-cinq ans, je n'ai jamais eu envie de m'excuser d'être socialiste.»

Les marcheurs défendent évidemment la thèse inverse : être loyal, c'est partir. Le courage politique, c'est abandonner un parti qui ne vous ressemble plus. Choisir ses convictions plutôt que l'appareil. «Dès qu'on s'éloigne, on est traités d'opportunistes, mais ils ne voient pas les contorsions qu'ils font eux-mêmes pour rester dans un parti qui défend tout et son contraire, attaque Aurore Bergé, députée des Yvelines passée de LR à LREM. La cohérence, ce n'est pas rester coûte que coûte.» Une opinion partagée par les socialistes qui se sont déportés sur leur gauche après la présidentielle. En quittant le PS en octobre 2018, Marie-Noëlle Lienemann considère être restée dans son couloir idéologique. Elle a créé un nouveau parti cet hiver - la Gauche républicaine et socialiste (GRS) - avec Emmanuel Maurel qui, lui, a été candidat aux européennes sous l'étiquette des insoumis. «Ce n'est pas moi qui ai quitté le socialisme, c'est le PS qui l'a quitté, se défend la sénatrice de Paris. J'ai le sentiment d'avoir tout essayé pour remettre le parti sur les rails, donc je mène ma bataille ailleurs.»

Encore faut-il trouver cet ailleurs. Chez Les Républicains, après la désertion des libéraux et de quelques tenants de la droite extrême, restent surtout les gaullistes purs et durs. C'est le cas d'un Julien Aubert, candidat à la présidence du mouvement, contre la privatisation du groupe ADP et la PMA. Pas vraiment Macron-compatible. A gauche, les options sur la table n'emballent pas non plus les derniers socialistes. A l'image d'un certain nombre d'entre eux, Rachid Temal évacue LREM - trop libéral -, EE-LV - il ne croit pas en l'écologie comme réponse globale - et LFI - il n'adhère pas à sa «ligne populiste». «Je suis conscient que la marque est très atteinte et ne se relèvera pas en tant que telle, mais je reste quand même chez moi au PS, je suis plus proche des militants socialistes que de tous les autres», explique Laurent Baumel.

Certains rétropédalent faute de point de chute

Quand bien même il existerait une compatibilité idéologique, l'ADN macroniste rebute souvent : pas assez enraciné donc, mais aussi trop vertical pour des élus habitués à des partis qui, s'ils imposent une discipline, leur laissent quand même une indépendance. «J'ai toujours trouvé la possibilité de m'exprimer de façon libre dans mon parti, affirme Gilles Carrez, député du Val-de-Marne, qui a connu le RPR, l'UMP, puis LR. Lorsqu'il y a des différends, ça s'inscrit dans la diversité du mouvement. Quand je vois qu'une députée LREM est exclue parce qu'elle n'a pas la même position que son groupe…» La députée en question, c'est Agnès Thill, sans cesse prise en exemple pour illustrer la tyrannie supposée du conformisme macronien. Un effet repoussoir d'autant plus fort quand on est ambitieux. A quoi servirait-il d'adhérer à un parti qui est déjà l'écurie d'un homme ?

Les tirades enflammées sur la loyauté et les critiques au vitriol des partis concurrents masquent parfois une réalité moins noble : certains auraient envisagé la fuite puis rétropédalé faute de point de chute. Laurent Baumel avoue : «Si Mélenchon avait donné des signes de sa capacité à rassembler, la question se serait peut-être posée. Mais il nous a proposé la subordination à la Lénine.» Selon l'ex-socialiste Régis Juanico, c'est aussi une question d'affinités. «Pourquoi Emmanuel Maurel décide de partir ? Parce qu'il a une amitié très forte avec Mélenchon, moi avec Hamon. Baumel n'a pas forcément une maison à rejoindre.»

En voulant attendre de voir ce que donnait le macronisme, certains auraient tout simplement raté le coche. «Au début, c'était aléatoire, c'était un risque. Certains députés pensaient que dans leur région, le PS l'emporterait et ils se sont trompés. J'en ai entendu qui m'ont envié», sourit Jean-Louis Touraine, député LREM du Rhône venu des rangs socialistes. Qu'ils se rassurent, des trains passent encore : «Il y en a peut-être qui restent car la porte n'est pas assez ouverte mais c'est encore en train de se faire, il y a des échanges au plus haut niveau.» Pour les municipales de mars, des élus de gauche comme de droite devraient en effet être investis par LREM. Mais certains préfèrent parfois encore rester en retrait avant d'y voir plus clair. Que va devenir le parti après Macron ? Est-il un simple marchepied ou l'amorce d'une vaste recomposition du centre ? Encore trop tôt pour se mouiller.

Pour ceux pour qui l'offre existante n'est pas une option, reste la possibilité de la construction. Génération·s par Benoît Hamon, Libres par Valérie Pécresse… Depuis la présidentielle, ça bourgeonne. Ceux qui restent dans les partis font un autre pari : mieux vaut rebâtir sur de l'existant. «Vous citez toutes les marques dans la rue : ça reste les socialistes qu'on connaît, qu'on les aime ou qu'on les déteste», fait valoir Rachid Temal. C'est aussi le parti pris par Laurent Baumel, qui a fait l'expérience du départ en 1993 : deux ans passés dans le Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement avant de rentrer au bercail socialiste. «L'expérience de la sortie désillusoire», décrit l'ancien député, qui s'est aussi posé la question en 2015, au plus fort de la fronde socialiste contre François Hollande. «On est des socialistes, on est des gens sérieux. Ce qui nous intéresse, c'est l'efficacité, on n'est pas simplement dans le témoignage. On ne se dit pas : "J'en peux plus, je m'en vais, au moins je serai avec des gens qui pensent comme moi." Il faut l'espace politique.» «On ne fait pas de la politique pour occuper des espaces, s'étrangle Marie-Noëlle Lienemann. Quel est l'intérêt ? Occuper un trou ?» Le choix de rester ou partir illustre donc à la fois des différences de personnalités (quelle capacité à concéder ?, quelle aptitude au compromis ?) et, surtout, un désaccord profond sur la conception de la politique, guidée soit par le pragmatisme soit par l'idéalisme.

L'ancien a aussi des charmes et des avantages. Même mal en point, les machines tournent encore. Certains capitalisent donc sur cette force d'inertie. Julien Aubert, qui évoque le «tragique de l'histoire» et parle de «mourir les armes à la main» à LR , admet aussi que s'il construisait «un autre bateau, il serait plus petit». Au-delà des questions de confort, de stratégie et de valeurs, la répartition entre partants et résistants manifeste une divergence de lecture politique. Logiquement, ceux qui ne bougent pas croient au moins encore un peu en la capacité de leur parti à se relever.

«L'histoire ne commence pas en 2012, affirme le Républicain Eric Diard. Avec le recul, je sais qu'on a connu des défaites mais aussi des victoires. En politique, les choses vont, viennent… On a eu un véritable accident en 2017. Le temps de la reconstruction se compte en années.» Pour appuyer son propos, le député des Bouches-du-Rhône rappelle le précédent de 1993, date clé du calendrier de l'ancien monde. Cette année-là, seuls 52 socialistes sont élus à l'Assemblée. Mais quatre ans plus tard, après la dissolution décidée par Jacques Chirac, 242 députés PS déferlent sur l'Assemblée. «Le diagnostic que nous avions fait d'un PS mort, moribond, sous-estimait la résilience du parti. Tous ceux qui avaient misé sur sa disparition ont dû finalement assez vite revenir dans son orbite, se rappelle Laurent Baumel, qui en a fait l'expérience. Cela fait partie des paramètres de ma réflexion : il ne suffit pas qu'une formation centrale soit discréditée pour qu'une autre prenne mécaniquement sa place. Donc on se dit, malgré tout, que le miracle peut se produire et, si c'est le cas, on est suffisamment jeunes pour être dans le coup. Je pense que dans la période qui s'ouvre, des gens comme moi vont pouvoir être plus centraux.»

Le bon vieux face-à-face gauche-droite

Ceux qui font le choix de ne pas changer de crémerie ont donc encore la foi dans leur parti en particulier mais aussi en général. Eric Diard, qui confesse que quitter LR lui a traversé l'esprit, explique : «Dès 2017, Xavier Bertrand se dit que LR est condamné car il ne croit plus aux partis. Il juge qu'ils doivent être des forces d'appoint. On est en désaccord sur ce point. Il ne faut pas se leurrer, ils ont moins d'importance qu'avant mais j'ai l'immodestie de penser qu'on peut encore résoudre les problèmes de l'intérieur.»

Dans l'ancien monde, on croit également aux vieux clivages. Pas conservateurs contre progressistes, mondialistes contre protectionnistes, urbains contre ruraux ou encore écolos contre libéraux ; mais le bon vieux face-à-face gauche-droite qui structure la vie politique française depuis des décennies. Dans cette équation, le macronisme n'est pas fait pour durer. «C'est une anomalie historique dans le clivage gauche-droite qui existe depuis la Révolution française, veut croire le socialiste Patrick Kanner. L'alpha et l'oméga de la macronie, c'est Macron. Si vous l'enlevez, qu'est-ce qui reste ? La séduction peut durer deux ou trois ans et après ? Il n'y a pas de projet politique.»

Même constat du côté d'Aurélien Pradié. Selon le député LR, c'est justement sa croyance en la politique qui motive le choix de rester : «La macronie tue la valeur politique. C'est dans leur ADN, ils l'ont théorisé : plus de partis, plus d'idéologie. Macron lui-même ne croit pas en la politique. Il pense qu'elle est faite pour faire accepter les choses, une sorte de médiation entre la réalité et les citoyens.» Le pragmatisme plutôt que les convictions. Pradié poursuit : «Moi, je n'ai jamais cru au fait que l'élection de Macron signifiait la disparition de la politique, c'est une période de diète, une parenthèse.» D'où son pari : rester et refonder de l'intérieur. En attendant que ça passe.